Paru dans René Guénon, Cahier de l’Herne, 1985.
Les Etats multiples de l’Etre est à l’œuvre de Guénon ce que la Monadologie est à l’œuvre de Leibniz, ou le livre 1 de l’Ethique à l’œuvre de Spinoza: un compendium de “sa” métaphysique.
Sur le style du livre: “Cela laisse plusieurs impressions qu’il n’est pas inutile de décrire: d’abord celle d’une hyper-logique, au point même que la métaphysique paraît s’y confondre et n’être qu’une analytique de l’esprit; ensuite celle d’une extension telle de l’horizon spéculatif que l’objet du discours se confond avec la toute réalité, tout étant embrassé et cela, du meilleur «point de vue»; enfin d’une grande clarté du style inclinant à l’assentiment, indépendamment presque du contenu. Le lecteur est soumis à une puissante séduction renforcée par l’impersonnalité du ton, comme si l’effacement de l’individualité de l’auteur favorisait l’évidence d’un dévoilement, d’une mise en relation avec cela même dont il est question.” (p. 182)
Selon André Conrad, parmi les arguments philosophies ordinaires écartés par René Guénon, au moins ceux de Lequier et Renouvier ne seraient pas sans valeur.
Il doute aussi que la rupture entre la pensée philosophique et la pensée métaphysique soit justifiée: “Jusqu’à quel point Guénon fait-il tout à fait autre chose que ce que faisaient saint Thomas, Descartes, Spinoza ou Leibniz quand il définit la liberté? Il répond à la même question, il se sert de la raison, identique en tout homme, et des qualités de son esprit, qui, elles, sont par nature différentes selon les individus, et qui rendent compte de l’actualisation plus ou moins parfaite de la lumière naturelle. Il se peut bien sûr qu’il ait en outre bénéficié de l’intuition décisive. Mais tout cela ne suffit pas à distinguer son activité de celle d’un philosophe.” (p. 183) Apparamment, l’idée que la métaphysique de Guénon est une «transmission» est écartée…
Mais si, elle est exposée, mais avec des réserves: “Il reste, pour justifier la rupture, la notion même de tradition, c’est-à-dire de connaissance transmise parce que tout d’abord reçue. La rupture ne serait que formelle et rétablirait la continuité d’une Tradition partiellement interrompue, du moins en Occident. Guénon ne ferait pas un effort individuel et original d’analyse, il enseignerait les conséquences de principes puisés à des sources traditionnelles.” (p. 183)
Reproches: “[…] alors que Guénon traite d’une question déjà développée par d’éminents penseurs occidentaux, […] il les rejette sans les avoir attentivement étudiés, en leur faisant même dire le contraire de ce qu’ils ont explicitement écrit […]” (p. 183)
Conrad conteste l’attention particulière accordée par Guénon a Matgioï: “Notre gêne consiste donc à voir attribuer une valeur particulière à des écrits dont, indépendamment des sources traditionnelles qu’ils transmettent, il n’est guère aisé de comprendre en quoi ils sont supérieurs à ceux d’un Descartes, par exemple.” (p. 184)
Guénon est accusé d’avoir eu un préjugé général à l’égard des points de vue habituels à la pensée occidentale qui l’ait empêché d’interpréter “certaines idées de Descartes ou de Leibniz dans un sens proche de son propre exposé” (p. 184). [Là, je suis perdu: en quoi la métaphysique guénonienne aurait été plus importante appuyée sur un Descartes que sur la Vedante… Qui est truffé de préjugés?]
Selon Conrad, la structure du chapitre n’est pas assez claire.
“Guénon reprend la question scolaire du déterminisme et de la liberté mais, au lieu de chercher à prouver directement la liberté humaine, la prouve comme «simple cas particulier» d’une liberté qui est «un attribut de tous les êtres». Il établit donc une preuve métaphysique de la liberté apparemment simple puisqu’elle consiste à prouver sa possibilité. Cela suffit moyennant l’identité du possible et du réel. Cette preuve revient à montrer que la liberté est une possibilité inhérente au Non-Etre: là où il n’y a pas de dualité, il n’y a pas de contrainte; que c’est une possibilité inhérente à l’Etre: là où il y a unité, il n’y a pas de contrainte; que c’est une possibilité inhérente à la Manifestation: celle-ci, procédant de l’Etre, participe de son unité selon un degré quelconque, et par là chaque être dépend de son degré d’unité. Là où est un être est une liberté parce qu’un être est un. Seul l’Etre est absolument un, donc absolument libre.” (p. 184)
Guénon dit que la liberté réside dans le «non-agir» pour le Non-Etre, et peut être nommée «liberté d’indifférence» ou indetermination. Pour l’Etre elle est autodétermination, et pour les êtres autodétermination relative.
La métaphysique est une anticipation qui doit guider la réalisation, ou même l’exige. Réaliser la liberté c’est s’unifier, et cette unification suppose l’intégration de tous les états de l’être.
Idée maîtresse de Guénon: l’identification des degrés d’être, des degrés d’unité et des degrés de liberté. La thèse classique en philosophie dit que les degrés de liberté sont autant de degrés de conscience (étymologie: cum-scire).
Guénon adresse à Descartes deux repproches: d’une part d’avoir attribué à Dieu la liberté d’indifférence alors qu’elle ne convient qu’au Non-Etre, et d’autre part, d’avoir attribué cette même liberté, de façon univoque, à l’homme. Selon Conrad, ces reproches sont injustifiés. Pour Descartes, la liberté d’indifférence n’a pas le même sens chez Dieu et chez l’homme. L’homme est chez Descartes d’autant plus libre qu’il est plus conscient, et l’indifférence est une inconscience. Dire dieur est «indifférent à tout» veut dire que son entendement, sa volonté et sa puissance ou son acte sont un.
Ce que Guénon a entendu par Non-Etre et par Toute-Possibilité, Descartes l’a compris dans sa conception de Dieu qui a fort étonné les théologiciens de son époque. “La notion de Dieu «causa sui» en est la preuve: «ce qui fait qu’il est par soi ne procède pas du néant, mais de la réelle et véritable immensité de sa puissance» (Descartes, Réponses aux sixièmes objections). Alors que les thomistes entendaient l’être per se de Dieu comme une absence de cause pour être, Descartes l’entend positivement et soutient le paradoxe d’un Dieu se causant. N’est-ce pas distinguer la Toute-Possibilité, ou le Sur-Etre, ou la Déité, ou l’Etre, ou Dieu? «Immensité de sa puissance»: cette expression est-elle moins heureuse que celle de Toute-Possibilité? Le Dieu cartésien est, pourrait-on dire, l’Indétermination-se-déterminant. Doit-on reprocher à Descartes l’obscurité de son vocabulaire, et particulièrement de n’avoir pas distingué le Non-Etre et l’Etre? Mais cette distinction a-t-elle un sens, en tant que distinction réelle? C’est pourquoi on peut très bien interpréter la liberté d’indifférence de Dieu selon Descartes comme liberté de l’«immensité de sa puissance» précédant la distinction d’ailleurs relative de sa volonté, de son entendement et de son acte. Selon le nom de Dieu, Descartes pense l’Infini dont on sait qu’il a pris, autant que Guénon, le soin de distinguer de l’indéfini.” (p. 186-187)
Selon Conrad, Guénon a raté la compréhension de Descartes, dont il n’était pas si loin.
Observation de Conrad sur les relations de Guénon avec la tradition philosophique occidentale: “Nous croyons qu’il la rejette, d’abord parce qu’il la connaît peu, ensuite à cause d’un préjugé général à l’égard de la pensée occidentale et de cette idée étrange de l’existence de modes de pensée différents entre l’Orient et l’Occident. Son erreur a été ici de confondre la philosophie avec la tradition, ou plutôt la routine scolaire de son époque. Cela n’empêche pas Guénon d’avoir revivifié l’enseignement métaphysique. Mais il a dû le faire dans un langage original qui prête souvent à confusion puisqu’il n’y a de véritable formation intellectuelle qu’au moyen d’un langage qui, moyennant une longue tradition, fixe le sens des concepts. Quand Guénon parle de Dieu, il s’excuse en note et prévient ses lecteurs qu’il n’agit là par correspondance à l’égard des points de vue habituels de la pensée occidentale. En quoi la conception de Dieu de saint Thomas, ou même celle de Descartes, méritent-elles cette condescendence?” (p. 189). Ce fragment montre que Conrand n’a (presque) rien compris de la métaphysique guénonienne. D’abord, c’est une assez faible accusation celle que Guénon connaîtrait trop peu la philosophie occidentale (cela revient à dire que celui qui ne pense pas comme moi ne connaît que peu l’objet en question – simple artifice de rhétorique). Après, l’idée que l’Orient et l’Occident pense d’une manière différente n’est pas étrange du tout, surtout parce que par «Occident» Guénon parle de la modernité occidentale, et pas du christianisme. Ce n’est que preuve d’incompréhension de contester la différence d’entre la tradition et la modernité. Ensuite, le problème du langage est un des traits particuliers de l’approche guénonienne, et là où il adopte des points de vue philologies qui puissent sembler étranges ce n’est que pour éclaircir ou réparer des méfaits de la modernité. Il est tout à fait normal que quelqu’un soit obligé de se servir d’autres outils, on ne peut tout faire avec n’importe quoi (par exemple l’invocation de la “tradition” intellectuelle occidentale témoigne d’une approche insuffisante du texte guénonien, surtout en ce qui concerne le sens précis de ce terme). A la fin, l’allusion à la conception de saint Thomas sur la divinité et on ne peut plus maladroite, étant donné que Guénon avoue quelque part que le thomisme contient une bonne partie de la vraie métaphysique.
Sur le rejet de la dialectique: “Enfin, le rejet de la dialectique qui est l’art de dialoguer, c’est-à-dire de ne répondre qu’à des questions développées, et de joindre à tout progrès de la pensée la réponse à d’éventuelles objections, ce rejet nuit à la clarté de l’œuvre guénonienne. La dialectique n’est pas le goût des détours fastidieux conduisant nécessairement à un dédale de questions sans fin. Guénon semble là encore avoir confondu la philosophie avec sa caricature: l’éristique. Il ne peut faire d’ailleurs l’économie de cette dialectique que grâce à un style par endroits allusif et elliptique, où des associations d’idées et des citations non développées embarrassent le lecteur.” (p. 189)
13 avril 2005
André Conrad, L’indifférence et l’instant. Lecture d’un chapitre des Etats multiples de l’Etre, (note de lectura)
Publicat de Radu Iliescu la 10:56 PM
Etichete: Conrad André
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire