21 avril 2005

René Guénon, Autorité spirituelle et pouvoir temporel, (note de lectura)

Paru chez Guy Trédaniel, Editions de la Maisnie, 1984.

Avant-propos
Phrase dans laquelle Guénon explique pourquoi il y a dans son œuvre une manque générale d’anecdotique: “Nous n’avons pas l’habitude, dans nos travaux, de nous référer à l’actualité immédiate, car ce que nous avons constamment en vue, ce sont les principes, qui sont, pourrait-on dire, d’une actualité permanente, parce qu’ils sont en dehors du temps; et, même si nous sortons du domaine de la métaphysique pure pour envisager certaines applications, nous le faisons toujours de telle façon que ces applications conservent une portée tout à fait générale.” (p. 7)
Le livre est consacré aux rapports existants entre la religion et la politique, qui ne sont qu’une version du rapport du spirituel et du temporel.
Guénon avertit que ce ne sont pas les faits, les événements, qui doivent diriger la pensée et la pousser à obtenir des conclusions: “Tout ce qui nous dirons ici, nous l’aurions dit tout aussi bien, et exactement de la même façon, si les faits qui appellent aujourd’hui l’attention sur la question du temporel ne s’étaient pas produits; […]” (p. 8)
Il faut toujours situer les questions sur leur véritable terrain, il faut les distinguer d’une façon précise entre l’essentiel et l’accidentel, entre les principes nécessaires et les circonstances contingentes.
Malheureusement, la confusion moderne frappe aussi les représentants des autorités spirituelles authentiques, qui perdent de vue leur véritable force: la transcendance de la doctrine au nom de laquelle ils sont qualifiés de parler.
Sur l’attitude de Guénon, pas uniquement concernant ce volume: “Nous entendons donc, pour notre part, nous placer exclusivement dans le domaine des principes; c’est ce qui nous permet de rester entièrement en dehors de toute discussion, de toute polémique, de toute querelle d’école ou de parti, toutes choses auxquelles nous ne voulons être mêlé ni de pres ni de loin, à aucun titre ni à aucun degré. Etant absolument indépendant de toute ce qui n’est pas la vérité pure et désintéressée, et bien décidé à le demeurer, nous nous proposons simplement de dire les choses telles qu’elles sont, sans le moindre souci de plaire ou de déplair à quiconque; nous n’avons rien à attendre ni des uns ni des autres, nous ne comptons même pas que ceux qui pourraient tirer avantage des idées que nous formulons nous en sachent gré en quelque façon, et, du reste, cela nous importe fort peu. Nous avertissons une fois de plus que nous ne sommes disposé à nous laisser enfermer dans aucun des cadres ordinaires, et qu’il serait parfaitement vain de chercher à nous appliquer une étiquette quelconque, car, parmi celles qui ont cours dans le monde occidental, il n’en est aucune qui nous convienne en réalité; certaines insinuations, venant d’ailleurs simultanément des côtés les plus opposés, nous ont montré encore tout récemment qu’il était bon de renouveler cette déclaration, afin que les gens de bonne foi sachent à quoi s’en tenir et ne soient pas induits à nous attribuer des intentions incompatibles avec notre véritable attitude et avec le point de vue purement doctrinal qui est le nôtre.” (p. 9)
L’esprit dont tout dépend est l’esprit traditionnel. Malheureusement, les tendances spécifiquement modernes sont l’antithèse ou la négation de l’esprit traditionnel. Les erreurs modernes ne sont pas nouvelles, mais jamais elles n’ont eu, comme aujourd’hui, une telle portée jusqu’à ce qu’elles deviennent inhérentes à la mentalité commune.
Guénon témoigne le fait que sa seule et unique intention est la restauration de l’esprit traditionnel. Son point de vue est exclusivement doctrinaire.
Réitération de sa position purement intellectuelle, avec annonce de la thèse: “C’est, nous le répétons, notre indépendance même qui nous permet de faire cette mise au point en toute impartialité, sans concessions ni compromissions d’aucune sorte; et, en même temps, elle nous interdit tout autre rôle que celui que nous venons de définir, car elle ne peut être maintenue qu’à la condition de demeurer toujours dans le domaine purement intellectuel, domaine qui, d’ailleurs, est celui des principes essentiels et immuables, par conséquent celui dont tout le reste dérive plus ou moins directement, et par lequel doit forcément commencer le redressement dont nous parlions tout à l’heure: en dehors du rattachement aux principes, on ne peut obtenir que des résultats tout extérieurs, instables et illusoires; mais ceci, à vrai dire, n’est pas autre chose qu’une des formes de l’affirmation même de la suprématie du spirituel sur le temporel, qui va être précidément l’objet de cette étude.” (p. 13)

Chapitre premier. Autorité et hiérarchie
Dans toutes les traditions existent des témoignanges d’opposition entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel. Quand même, cette opposition n’est pas «vieille comme le monde», elles ne datent que d’une phase assez éloignée de la pure spiritualité primordiale. D’ailleurs, à l’origine, les deux pouvoirs étaient contenus dans le principe commun dont ils procèdent tous deux, et incarnés par la même personne.
Les hindous disent qu’à l’origine il n’y avait qu’une seule caste, Hamsa, qui avait un degré spirituel très élevé, aujourd’hui tout à fait exceptionnel. La même idée se retrouve dans Lao-tseu: “Les Anciens, maîtres, possédaient la Logique, la Clairvoyance et l’Intuition; cette Force de l’Ame restait inconsciente; cette Inconscience de leur Force Intérieure rendait à leur apparence la majesté… Qui pourrait, de nos jours, par sa clarté majestueuse, clarifier les ténèbres intérieures? Qui pourrait, de nos jours, par sa vie majestueuse, revivifier la mort intérieure? Eux, portaient la Voie (Tao) dans leur âme et furent Individus Autonomes; comme tels, ils voyaient les perfections de leurs faiblesses” (Tao-te-king, ch. XV, traduction Alexandre Ular).
Le principe des institution des castes, incompris des Occidentaux, est basé sur la différence de nature qui existe entre les individus humains. A l’opposition, le principe égalitaire chéri par les modernes ne correspond à aucune réalité. Les mots qui servent à désigner les castes en Inde se traduisent par “nature individuelle”. La distinction des castes constitue dans l’espèce humaine “une véritable classification naturelle” (p. 17).
Le principe de l’ordre dans les castes (chacun à sa place): “En effet, chaque homme, en raison de sa nature propre, est apte à remplir telles fonctions définies à l’exclusion de telles autres; et, dans une société établie régulièrement sur des bases traditionnelles, ces aptitudes doivent être déterminées suivant des règles précises, afin que, par la correspondance des divers genres de fonctions avec les grandes divisions de la classification des «natures individuelles», et sauf des exceptions dues à des erreurs d’application toujours possibles, mais réduites en quelque sorte au minimum, chacun se trouve à la place qu’il doit occuper normalement, et qu’ainsi l’ordre social traduise exactement les rapports hiérarchiques qui résultent de la nature même des êtres.” (p. 18)
Le principe des castes a présidé toutes les sociétés traditionnelles.
La distinction des castes résulte d’une rupture de l’unité primitive. Le pouvoir spirituel correspond à la première caste, celle des Brâhmanes, le pouvoir temporel - aux Kshatriyas.
“[…] l’harmonie n’est en somme qu’un reflet ou une image de la véritable unité.” (p. 19)
Au commencement, l’organisation des castes était une forme d’harmonie, ce n’est que plus tard que la distinction s’est transformée en opposition et rivalité. Les fonctions inférieures ont prétendu la suprématie, pour aboutir finalement à la confusion la plus complète, à la négation et au renversement de toute hiérarchie. Cette conception générale correspond à la doctrine traditionnelle des quatre âges successifs en lesquels se divise l’histoire de l’humanité terrestre (rencontrée pas seulement en Inde, mais aussi connue de l’antiquité occidentale). “Ces quatre âges sont les différentes phases que traverse l’humanité en s’éloignant du principe, donc de l’unité et de la spiritualité primordiale; ils sont comme les étapes d’une sorte de matérialisation progressive, nécessairement inhérente au développement de tout cycle de manifestation, ainsi que nous l’avons expliqué ailleurs.” (p. 19)
La subversion de l’ordre normal s’est produit en Kali-Yuga (l’âge sombre), dans lequel nous sommes maintenant. Le pouvoir temporel a emporté sur le spirituel. Les racines sont quand même assez éloignées, on les trouve au début de cet âge, quand Parashu-Râma a anéanti les Kshatriyas révoltés, à une époque où les ancêtres des Hindous habitaient encore une région septentrionale. Les Celtes figuraient l’opposition des deux pouvoirs sous la figure de la lutte du sanglier et de l’ours, suivant un symbolisme d’origine hyperboréenne.
De tout le Kali-Yuga, l’histoire ordinaire comprend uniquement l’époque qui commence au VIe siècle avant l’ère chrétienne.
Chaque époque peut être comprise si elle est située à la place qu’elle occupe dans le tout dont elle est un des éléments. “[…] c’est ainsi que, comme nous avons eu à le montrer récemment, les caractères particuliers de l’époque moderne ne s’expliquent que si l’on considère celle-ci comme constituant la phase finale du Kali-Yuga.” (p. 21) Jugement épistémologique sur le choix de perspective: “Nous savons bien que ce point de vue synthétique est entièrement contraire à l’esprit d’analyse qui préside au développement de la science «profane», la seule que connaissent la plupart de nos contemporains; mais il convient précisément de l’affirmer d’autant plus nettement qu’il est plus méconnu, et d’ailleurs il est le seul que puissent adopter tous ceux qui, comme nous, entendent se tenir strictement dans la ligne de la véritable orthodoxie traditionnelle, sans aucune concession à cet esprit moderne qui, nous ne le redirons jamais trop, ne fait qu’avec l’esprit antitraditionnel lui-même.” (p. 21)
L’éducation “n’est trop souvent aujourd’hui qu’une véritable déformation mentale” (p. 21).
L’harmonie: “n’est rien d’autre que le reflet de l’unité principielle dans la multiplicité du monde manifesté.” (p. 22) Cette correspondance entre l’unité principielle et la multiplicité de la manifestation est “le véritable fondement du symbolisme” (p. 22).
Les lois du domaine inférieur sont le symbole d’un ordre supérieur, dans lequel elles ont leur véritable motivation, leur principe et leur fin. L’interprétation “naturaliste” des modernes renverse purement et simplement la hiérarchie des rapports entre les différents ordres de réalités. Par exemple: “[…] les symboles et les mythes n’ont jamais eu pour rôle de représenter le mouvement des astres, mais ce qui est fait, c’est qu’on y trouve souvent des figures inspirées de celui-ci et destinées à exprimer analogiquement tout autre chose, parce que les lois de ce mouvement traduisent physiquement les principes métaphysiques dont elles dépendent; et c’est là-dessus que reposait la véritable astrologie des anciens.” (p. 22-23)
L’inférieur symbolise le supérieur, jamais l’inverse. La fonction du symbole: “est de rendre la vérité plus accessible à l’homme en fournissant un «support» à sa conception?” (p. 23)
Les faits historiques, tout comme les phénomènes astronomiques, ont une réalité visible, doublée d’une réalité symbolique.
Chaque connaissance doit envoyer au sacré: “[…] l’histoire, à la condition d’être envisagée comme il convient, a, comme tout le reste, sa place dans la connaissance intégrale, mais elle n’a de valeur, sous ce rapport, qu’en tant qu’elle permet de trouver, dans les contingences mêmes qui sont son objet immédiat, un point d’appui pour s’élever au-dessu des contingences.” (p. 23-24)

Chapitre II. Fonctions du sacerdoce et de la royauté
L’opposition du spirituel et du politique est une des lois cycliques. Dans l’Inde cet antagonisme se retrouve sous la forme du conflit entre des Brâhmanes et des Kshatriyas. Dans l’Europe du moyen âge c’est la querelle du Sacerdoce et de l’Empire. En Chine – les luttes entre les Taoïstes et les Confucianistes, dont les doctrines se rapportent aux domaines des deux devoirs. En Thibet – l’hostilité des rois envers le Lamaïsme, qui triomphe et absorbe complètement le pouvoir temporel dans l’organisation théocratique qui existe encore.
L’essence de la lutte entre les deux pouvoirs: “nous voyons les guerriers, détenteurs du pouvoir temporel, après avoir été tout d’abord soumis à l’autorité spirituelle, se révolter contre elle, se déclarer indépendants de toute puissance supérieure, ou même chercher à se subordonner cette autorité dont ils avaient pourtant, à l’origine, reconnu tenir leur pouvoir, et à en faire un instrument au service de leur propre domination.” (p. 26) Encore, chose très importante: ce sont les relations entre les domaines qui dirigent celles des pouvoirs correspondants.
Guénon choisit pour l’ordre spirituel le mot «autorité» et pour l’ordre temporel le mot «pouvoir». Le nom de la caste des Kshatriyas est dérivé de kshatra, qui signifie «force». L’autorité spirituelle se manifeste sans appui sensible, elle est d’ordre intellectuel, le nom de sa puissance est «sagesse». En hébreu, la distinction entre ces deux domaines est marquée par des racines qui diffèrent par la présence des lettres kaph et qoph. Les racines hak et kan désignent les attributions du pouvoir sacerdotal (ayant les significations de sagesse, vérité, connaissance) pendant que les racines haq et qan sont les attributs du pouvoir royal (ayant les significations de puissance, possession, domination).
Sur la fonction royale: “[…] nous dirons que la fonction royale comprend tout ce qui, dans l’ordre social, constitue le «gouvernement» proprement dit, et cela quand bien même ce gouvernement n’aurait pas la forme monarchique; cette fonction, en effet, est celle qui appartient en propre à toute la caste des Kshatriyas, et le roi n’est que le premier parmi ceux-ci. La fonction dont il s’agit est double en quelque sorte: administrative et judiciaire d’une part, militaire de l’autre, car elle doit assurer le maintien de l’ordre à la fois au dedans, comme fonction régulatrice et équilibrante, et au dehors, comme fonction protecrice de l’organisation royale; ces deux éléments constitutifs du pouvoir royal sont, dans diverses traditions, symbolisées respectivement par la balance et l’épée.” (p. 28)
Le pouvoir royal est synonyme de pouvoir temporel.
Sur le sacerdoce: “[…] sa fonction essentielle est la conservation et la transmission de la doctrine traditionnelle, dans laquelle toute organisation sociale régulière trouve ses principes fondamentaux; cette fonction, d’ailleurs, est évidemment indépendante de toutes les formes spéciales que peut revêtir la doctrine pour s’adapter, dans son expression, aux conditions particulières de tel peuple ou de telle époque, et qui n’affectent en rien le fond même de cette doctrine, lequel demeure partout et toujours identique et immuable, dès lors qu’il s’agit de traditions authentiquement orthodoxes.” (p. 29)
La fonction du sacerdoce n’est pas synonyme de «clergé» ou «prêtres», même si ceux-ci peuvent l’exercer.
«Sacré» et «religieux» ne s’équivalent nullement. Le premier de ces deux termes est beaucoup plus étendu que le deuxième. “[…] si la religion fait partie du domaine «sacré», celui-ci comprend des éléments et des modalités qui n’ont absolument rien de religieux […]” (p. 29)
La vraie fonction du sacerdoce est une fonction de connaissance et de renseignement. C’est en raison de cette fonction d’enseignement que, dans le Purusha-sûkta du Rig-Vêda, les Brâhmanes sont représentés comme correspondant à la bouche de Purusha, envisagé comme l’«Homme Universel», tandis que les Kshatriyas correspondent à ses bras, parce que leurs fonctions se rapportent essentiellement à l’action.
L’attribut principal du sacerdoce est la sagesse. La fonction extérieure de l’accomplissement des rites lui appartient également. “Si, dans le monde occidental, l’accessoire semble ici être devenu la fonction principale, sinon même unique, c’est que la nature réelle du sacerdoce y est à peu près complètement oubliée; c’est là un des effets de la déviation moderne, négatrice de l’intellectualité, et qui, si elle n’a pu faire disparaître disparaître tout enseignement doctrinal, l’a du moins «minimisé» et rejeté au dernier plan.” (p. 31)
Le premier sens du mot «clerc» a été celui de «savant», en opposition avec «laïque», qui désigne l’homme du peuple, le «profane», celui qui doit croire parce que c’est sa seule possibilité de participer à la tradition.
“Il est même curieux de noter que les gens qui, à notre époque, se font gloire de se dire «laïques», tout aussi bien que ceux qui se plaisent à s’intituler «agnostiques», et d’ailleurs ce sont souvent les mêmes, ne font en cela que se vanter de leur propre ignorance; et, pour qu’ils ne se rendent pas compte que tel est le sens des étiquettes dont ils se parent, il faut que cette ignorance soit en effet bien grande et vraiment irrémédiable.” (p. 32)
La connaissance des principes mêmes est l’apanage des sacerdoces, pendant que certaines branches de la doctrine sont réservées aux aptitudes des autres hommes, que leurs fonctions propres mettent en contact direct et constant avec le monde manifesté. Il existe des livres traditionnels réservés à l’usage des Kshatriyas, comme c’est le cas des Itihâsas et des Purânas, tandis que l’étude du Vêda concerne proprement les Brâhmanes.
“De cette distinction, dans la connaissance sacrée ou traditionnelle, de deux ordres que l’on peut, d’une manière générale, désigner comme celui des principes et celui des applications, ou encore, suivant ce que nous venons de dire, comme l’ordre «métaphysique» et l’ordre «physique», était dérivée, dans les mystères antiques, en Occident aussi bien qu’en Orient, la distinction de ce qu’on appelait les «grands mystères» et les «petits mystères», ceux-ci comportant en effet essentiellement la connaissance de la nature, et ceux-là la connaissance de ce qui est au delà de la nature.” (p. 34)
Les «petits mystères» concernent les possibilités de l’état humain, et conduisent au «Paradis terrestre», tandis que les «grands mystères» concernent les états supra-humain, et conduisent au «Paradis céleste». Les «petits mystères» sont aussi «l’initiation royale», et les «grands mystères» sont «l’initiation sacerdotale».
Plutarque, sur le roi d’Egypte: “Les rois étaient choisis parmi les prêtres ou parmi les guerriers, parce que ces deux classes, l’une en raison de son courage, l’autre en vertu de sa sagesse, jouissaient d’une estime et d’une considération particulières. Quand le roi était tiré de la classe des guerriers, il entrait dès son élection dans la classe des prêtres; il était alors initié à cette philosophie où tant de choses, sous des formules et des mythes qui enveloppaient d’une apparence obscure la vérité et la manifestation par transparence, étaient cachées” (Isis et Osiris, 9, traduction Mario Meunier).
Les «grands mystères» comprennent automatiquement «les petits mystères», comme toute conséquence et toute application est contenue dans le principe dont elle procède.
L’«art sacerdotal» et l’«art royal» signifient la mise en œuvre des connaissances enseignées dans les initiations correspondantes.
La rupture du monde occidental avec ses propres doctrines traditionnelles s’est passé vers l’époque de la Renaissance, certaines parlent du milieu du XVe siècle, qui entraîna la réorganisation, en 1459, des confréries de constructeurs sur une nouvelle base, désormais incomplète.

Chapitre III. Connaissance et action
Le rapport entre le pouvoir spirituel et temporel peut être réduit au rapport qui existe entre la connaissance et l’action.
Les détenteurs du pouvoir temporel doivent posséder une connaissance, mais il s’agit surtout de connaissance par participation.
“La connaissance par excellence, la seule qui mérite véritablement ce nom dans la plénitude de son sens, c’est la connaissance des principes, indépendamment de toute application contingente, et c’est celle-là qui appartient exclusivement à ceux qui possèdent l’autorité spirituelle, parce qu’il n’y a en elle rien qui relève de l’ordre temporel, même entendu dans son acception la plus large.” (p. 39)
Selon la doctrine hindoue, les trois termes «Vérité, Connaissance, Infini» sont identifiés dans le Principe suprême: c’est le sens de la formule Satyam Jnânam Anantam Brahma.
Dans l’Inde la connaissance (vidyâ) est, selon son objet ou son domaine, distinguée en «suprême» (parâ) et «non-suprême» (aparâ).
Les hommes faits pour l’action ne sont pas faits aussi pour la connaissance pure et absolue, c’est pourquoi les Brâhmanes ne dévoilent leur doctrine aux Kshatriyas.
Sur la relation entre le temporel et le spirituel pendant nos temps: “on ne se contente plus aujourd’hui de distinguer le spirituel et le temporel comme il est légitime et même nécessaire de le faire, mais on a la prétention de les séparer radicalement; et il se trouve justement que les deux ordres n’ont jamais été mêlés comme ils le sont présentement, et que, surtout, les préoccupations temporelles n’ont jamais autant affecté ce qui devrait en être absolument indépendant; sans doute est-il inévitable qu’il en soit ainsi, en raison des conditions mêmes qui sont celles de notre époque, et que nous avons décrites ailleurs.” (p. 41)
La civilisation de l’Occident moderne est “une déviation et une anomalie” (p. 42).
L’Orient maintient la supériorité de la connaissance sur l’action, tandis que l’Occident moderne affirme au contraire la supériorité de l’action sur la connaissance.
“Le changement serait impossible sans un principe dont il procède et qui, par là même qu’il est son principe, ne peut lui être soumis, donc est forcément «immobile», étant le centre de la «roue des choses»; de même l’action, qui appartient au monde du changement, ne peut avoir son principe en elle-même; toute la réalité dont elle est susceptible, elle la tire d’un principe qui est au delà de son domaine, et qui ne peut se trouver que dans la connaissance.” (p. 42-43)
Le pouvoir temporel a besoin, pour subsister, d’une consécration qui lui vienne de l’autorité spirituelle. Le «droit divin» des rois provient de l’initiation royale accordée par les sacerdotes. Le mot melek, qui signifie «roi» en hébreu et en arabe, a en même temps, et même tout d’abord, le sens d’«envoyé».
“Toute action qui ne procède pas de la connaissance manque de principe et n’est plus qu’une vaine agitation; de même tout pouvoir temporel qui méconnaît sa subordination vis-à-vis de l’autorité spirituelle est pareillement vain et illusoire; séparé de son principe, il ne pourra s’exercer que d’une façon désordonnée et ira fatalement à sa perte.” (p. 44)
Confucius: “Les anciens princes, pour faire briller les vertus naturelles dans le cœur de tous les hommes, s’appliquaient auparavant à bien gouverner chacun sa principauté. Pour bien gouverner leurs principautés, ils mettaient auparavant le bon ordre dans leurs familles. Pour mettre le bon ordre dans leurs familles, ils travaillaient auparavant à se perfectionner eux-mêmes. Pour se perfectionner eux-mêmes, ils réglaient auparavant les mouvements de leurs cœurs. Pour régler les mouvements de leurs cœurs, ils rendaient auparavant leur volonté parfaite. Pour rendre leur volonté parfaite, ils développaient leurs connaissances le plus possible. On développe ses connaissances en scurtant la nature des choses. La nature des choses une fois scrutée, les connaissances atteignent leur plus haut degré. Les connaissances étant arrivées à leur plus haut degré, la volonté devient parfaite. La volonté étant parfaite, les mouvements du cœur sont réglés. Les mouvements du cœur étant réglés, tout l’homme est exempt de défauts. Après s’être corrigé soi-même, on établit l’ordre dans la famille. L’ordre régnant dans la famille, la principauté est bien gouvernée. La principauté étant bien gouvernée, bientôt tout l’empire jouit de la paix.” (Confucius, Ta-hio, 1re partie, traduction de P. Couvreur).
Quand toute valeur est déniée à la connaissance, c’est le signe que les Kshatriyas eux-mêmes sont dépossédés de leur pouvoir par les castes inférieures (et l’importance accordée aux considérations d’ordre économique à notre époque témoigne de la domination des Vaishyas, dont l’équivalent est représenté dans le monde occidental par la bourgeoisie).
“[…] les Kshatriyas, même révoltés, ont plutôt tendance à affirmer une doctrine tronquée, faussée par l’ignorance ou la négation de toute ce qui dépasse l’ordre «physique», mais dans laquelle subsistent encore certaines connaissances réelles, quique inférieures; ils peuvent même avoir la prétention de faire passer cette doctrine incomplète et irrégulière pour l’expression de la véritable tradition.” (p. 46)
Les termes de «noblesse», d’«héroïsme», d’«honneur» sont dans leur acception originelle, la désignation des qualités qui sont essentiellement inhérentes à la nature des Kshatriyas.
L’attitude des Kshatriyas révoltés pourrait être caractérisée par la désignation de «luciférianisme».
“[…] le «luciférianisme» est le refus de reconnaissance d’une autorité supérieure” (note en bas de page, p. 46)
“[…] le «satanisme» est le renversement des rapports normaux et de l’ordre hiérarchique” (note en bas de page, p. 46)
Le «satanisme» est la conséquence du «luciférianisme», comme Lucifer est devenu Satan après sa chute.
Résumé: “[…] la suprématie des Brâhmanes maintient l’orthodoxie doctrinale; la révolte des Kshatriyas amène l’hétérodoxie; mais, avec la domination des castes inférieures, c’est la nuit intellectuelle, et c’est là qu’en est aujourd’hui l’Occident, qui menace d’ailleurs de répandre ses propres ténèbres sur le monde entier.” (p. 46)
La caste n’est pas uniquement une fonction, elle est dans la nature des individus. Elle fait que certains individus puissent remplir de préférence une certaine fonction à la place des autres.
“[…] il est très remarquable que l’organisation sociale du moyen âge occidental ait été calquée exactement sur la division des castes, le clergé correspondant aux Brâhmanes, la noblesse aux Kshatriyas, le tiers-état aux Vaishyas, et les serfs aux Shûdras; […].” (p. 48)
De toutes les doctrines qui ont subsisté jusqu’à nos jours, la doctrine hindoue semble dériver le plus directement de la tradition primordiale.

Chapitre IV. Nature respective des Brâhmanes et des Kshatriyas
L’attribut des Brâhmanes est la sagesse, tout comme l’attribut des Kshatriyas est la force. Le Sphinx des anciens Egyptiens réunissait ces deux attributs (la tête humaine symbolise la sagesse, le corps de lion – la force).
Il est à remarquer que le corps du Sphinx est en repos, le pouvoir temporel étant figuré en état de non-action.
Dans la racine hiéroglyphique du mot «Druide» se compose de dru (racine qui signifie la force) et vid (racine qui signifie la sagesse). Ce nom a d’ailleurs un double sens, qui se réfère encore à un autre symbolisme: dru ou deru, comme le latin robur, désigne à la fois la force et le chêne (en grec δρυς): d’autre part, vid est, comme en sanscrit, la sagesse ou la connaissance, assimilée à la vision, mais c’est aussi le gui; ainsi, dru-vid est le gui du chêne, qui était en effet un des principaux symboles du Druidisme, et il est en même temps l’homme en qui réside la sagesse appuyée sur la force. De plus, la racine dru, comme on le voit par les formes sanscrites équivalentes dhru et dhri, comporte encore l’idée de stabilité, qui est d’ailleurs un des sens du symbole de l’arbre en général et du chêne en particulier; et ce sens de stabilité correspond très généralement à l’attitude du Sphinx au repos.
Le principe des deux pouvoirs encarnées dans la même personne se retrouve dans toutes les traditions. Il apparaît dans la tradition judéo-chrétienne sous la figure de Melchissédec et celle des Rois-Mages. Dans le christianisme, la reconnaissance de ce principe unique subsiste dans la personne même du Christ.
Le sacerdoce reçoit sa force directement du principe, pendant que la royauté reçoit sa force du sacerdoce. Le sacerdoce est un médiateur entre le Ciel et la Terre, c’est pourquoi il est appelé en Occident “pontificat” (pont entre Dieu et l’homme).
La conception traditionnelle des «trois mondes»: la royauté correspond au «monde terrestre», le sacerdoce au «monde intermédiaire», leur principe commun au «monde céleste».
En Inde est dit que le Brâhmane est le type des êtres stables, pendant que le Kshatryia est le type des êtres changeants. Le premier est l’élément immuable, le deuxième est l’élément mobile. Dans chacun prédomine un guna différent.
“[…] la doctrine hindoue envisage trois gunas, qualités constitutives des êtres dans tous leurs états de manifestation: sattwa, la conformité à la pure essence de l’Etre universel, qui est identifiée à la lumière intelligible ou à la connaissance, et représentée comme une tendance ascendante; rajas, impulsion expansive, selon laquelle l’être se développe dans un certain état et, en quelque sorte, à un niveau déterminé de l’existence; enfin, tamas, l’obscurité, assimilée à l’ignorance, et représentée comme une tendance descendante.” (p. 53)
Les trois gunas sont dans tous les êtres, mais dans des proportions différentes, qui déterminent leurs tendances respectives. Le sattwa a la couleur blanche, le rajas – la couleur rouge, le tamas – la couleur noire.
Les Brâhmanes sont dominés de sattwa, les Kshatriyas de rajas – qui correspond à l’élément émotionnel. L’initiation des Kshatriyas est la voie “bhakti”, celle qui prend comme point de départ un élément émotif.
La race blanche est prépondérément rajasique, la voie qui lui convient le plus est celle de l’action et de l’émotion. En Inde est dit que si l’Occident reviendrait à un état normal on y trouverait beaucoup de Kshatriyas mais peu de Brâhmanes.
L’autorité spirituelle doit se montrer aux gens sous la forme qui correspond aux possibilités intellectuelles des récepteurs (tout comme on dit que les dieux, lorsqu’ils apparaissent aux gens, revêtent toujours des formes qui sont en rapport avec la nature même de ceux à qui ils se manifestent).
Dans l’Occident moderne, l’intellectualité véritable est perdue et la partie supérieure de la tradition devient de plus en plus cachée et inaccessible, pendant que ceux qui sont capables de la comprendre ne sont plus qu’une infime minorité.
Ceux qui remplissent la fonction extérieure des Brâhmanes, sans en avoir réellement les qualifications, ne sont point pour cela des usurpateurs, comme le seraient des Kshatriyas révoltés qui auraient pris la place des Brâhmanes pour instaurer une tradition déviée.

Chapitre V. Dépendance de la royauté à l’égard du sacerdoce
Aux Kshatriyas appartient toute la puissance extérieure, mais avec un principe intérieur, incarné par l’autorité des Brâhmanes. C’est que leur harmonie que résulte la vie normale de l’entité sociale.
En échange de la garantié donné à leur puissance par l’autorité spirituelle, les Kshatriyas doivent assurer aux Brâhmanes le moyen d’accomplir en paix leur fonction de connaissance et d’enseignement. C’est ce que le symbolisme hindou représente sous la figure de Skanda, le Seigneur de la guerre, protégeant la méditation de Ganêsha, le Seigneur de la connaissance.
La Bhagavad-Gîtâ n’est à proprement parler qu’un épisode du Mahâbhârata, qui est un des deux Itihâsas, l’autre étant le Râmâyana. Ce caractère de la Bhagavad-Gîtâ explique l’usage qui y est fait d’un symbolisme guerrier, comparable, à certains égards, à celui de la «guerre sainte» chez les Musulmans; il y a d’ailleurs une façon «intérieure» de lire ce livre en lui donnant son sens profond, et il prend alors le nom d’Atmâ-Gîtâ.
“Les Brâhmanes n’ont à exercer qu’une autorité en quelque sorte invisible, qui, comme telle, peut être ignorée du vulgaire, mais qui n’en est pas moins le principe immédiat de tout pouvoir visible; cette autorité est comme le pivot autour duquel tournent toutes les choses contingentes, l’axe fixe autour duquel le monde accomplit sa révolution, le pôle ou le centre immuable qui dirige et règle le mouvement cosmique sans y participer.” (p. 64)
La dépendance du pouvoir temporel à l’égard de l’autorité spirituelle a son signe visible dans la transmission de barakah pendant le sacre des rois. Les rois français avaient la capacité de guérir, qui n’était pas transmise par les rois précédents, mais venaient de la cérémonie de sacre.
Dans la tradition catholique, sanit Pierre est représenté tenant entre ses mains la clef d’or de l’autorité spirituelle et la clef d’argent du pouvoir temporel.
C’est déjà une grave erreur que de considérer le spirituel et le temporel comme deux termes corrélatifs ou complémentaires, sans se rendre compte que celui-ci à son principe dans celui-là. Le complémentarisme n’est pas faux, mais insuffisant.
L’apologue de l’aveugle et du paralytique représente les rapports de la vie active et de la vie contemplative: l’action livrée à elle-même est aveugle, pendant que l’immutabilité essentielle de la connaissance est comparable à celle du paralytique. Il existe une indéniable supériorité du paralytique dans cette relation, qui symbolise la superiorité de la contemplation sur l’action.
L’erreur de l’Occident moderne consiste dans la croyance que la connaissance est soumise à l’action. Elle témoigne d’une décadence intellectuelle très avancée. De nos jours certains vont jusqu’à la négation de la connaissance, et comme ça jusqu’à la négation de toute autorité spirituelle.
Le renversement de l’ordre dans l’Occident moderne: “[…] au lieu de regarder l’ordre social tout entier comme dérivant de la religion, comme y étant suspendu en quelque sorte et ayant en elle son principe, ainsi qu’il en était dans la «Chrétienté» du moyen âge, et ainsi qu’il en est également dans l’Islam qui lui est fort comparable à cet égard, on ne veut aujourd’hui voir tout au plus dans la religion qu’un des éléments de l’ordre social, un élément parmi les autres et au même titre que les autres: c’est l’asservissement du spirituel au temporel, ou même l’absorption de celui-là dans celui-ci, en attendant la complète négation du spirituel qui en est l’aboutissement inévitable.” (p. 70)
Le renversement des rapports prépare directement la suppression du terme supérieur, de même que la révolte des Kshatriyas contre l’autorité des Brâhmanes prépare et appelle l’avènement des castes les plus inférieures.

Chapitre VI. La révolte des Kshatriyas
Chez presque tous les peuples, surtout au cours de la modernité, les détenteurs du pouvoir temporel ont tenté de se rendre indépendants de toute autorité supérieure, prétendant séparer le spirituel du temporel.
L’apparition de l’individualisme est liée à la négation du domaine supra-individuel. L’individualisme est la négation de tout principe supérieur à l’individualité et la réduction de la civilisation aux éléments purement humains.
“[…] l’on pourraot constater, d’une façon très générale, que l’apparition de doctrines «naturalistes» ou antimétaphysiques se produit lorsque l’élément qui représente le pouvoir temporel prend, dans une civilisation, la prédominance sur celui qui représente l’autorité spirituelle.” (p. 74)
“Un autre fait curieux, que nous ne pouvons que signaler en passant, est le rôle important que joue le plus souvent un élément féminin, ou représenté symboliquement comme tel, dans les doctrines des Kshatriyas, qu’il s’agisse d’ailleurs des doctrines constituées régulièrement pour leur usage ou des conceptions hétérodoxes qu’eux-mêmes font prévaloir; il est même à remarquer, à cet égard, que l’existence d’un sacerdoce féminin, chez certains peuples, apparaît comme liée à la domination de la caste guerrière. Ce fait peut s’expliquer, d’une part, par la prépondérance de l’élément «rajasique» et émotif chez les Kshatriyas, et surtout, d’autre part, par la correspondance du féminin, dans l’ordre cosmique, avec Prakriti ou la «Nature primordiale», principe du «devenir» et de la mutation temporelle.” (p. 74-75)
Le pouvoir temporel se ruine lui-même en méconnaissant sa subordination vis-à-vis de l’autorité spirituelle, parce que, comme tout ce qui appartient au monde du changement, il ne peut se suffire à lui-même, le changement étant inconcevable et contradictoire sans un principe immuable.
Toute conception axée sur le devenir est éminemment antimétaphysique. C’est le cas de l’évolutionisme moderne, mais les racines se trouvent dans certains penseurs Grecs.
Il faut mentionner que Shâkya-Muni appartenait par sa naissance à la caste des Kshatriyas, et ce fait peut s’expliquer par les conditions spéciales d’une certaine époque, conditions résultant des lois cycliques. Christ aussi descendait, non pas de la tribu sacerdotale de Lévi, mais de la tribu royale de Juda.
Ce qui permet de dépasser l’individualité est transcendant à celle-ci, c’est le principe immuable de l’être.

Chapitre VII. Les usurpations de la royauté et leurs conséquences
L’histoire ne se répète pas, il n’y a pas deux événements rigoureusement semblables sous tous les rapports – s’ils l’étaient, ils ne seraient plus deux, mais se confondraient purement et simplement (principe des indescernables de Leibnitz).
La répétition de possibilités identiques implique une supposition contradictoire, celle d’une limitation de la possibilité universelle.
D’autre part, les faits historiques ne sont pas entièrement dissemblables. Autrement dit, il y a des faits qui sont, dans des circonstances diverses, des manifestations ou des expressions d’une même loi.
Le fait que l’organisation sociale de l’Europe médiévale ressemble au système des castes de l’Inde ne conduit pas à la conclusion d’un emprunt, mais à celle de deux applications du même principe d’organisation sociale.
Il existe en Europe beaucoup de témoignage de la révolete de Kshatriyas, plus particulièrement en France, à partir de Philippe le Bel. Ses «légistes» sont les précurseurs des «humanistes» de la Renaissance. Le point de départ de la rupture du monde occidental avec sa tradition peut être situé dans la destruction de l’Ordre du Temple. Celui-ci était un lien entre l’Orient et l’Occident.
La destruction des Templiers a été imposée par le roi de France à la Papauté, et le fait que la Papauté a accepté se soumettre témoigne de son état affaibli et du fait que ses représentants n’avaient plus la pleine conscience du caractère transcendant de leurs mission.
Même ayant perdu l’esprit de la doctrine, la seule conservation de la lettre et des formes extérieures dans lesquelles cette doctrine est contenue en quelque façon continuerait encore assurer aux représentants de l’autorité spirituelle la puissance nécessaire et suffisante pour exercer valablement leurs suprématie sur le temporel. La moindre parcelle de spiritualité est encore supérieure au domaine temporel.
“[…] tandis que que l’autorité spirituelle peut et doit toujours contôler le pouvoir temporel, elle-même ne peut être contrôlée par rien d’autre, du moins extérieurement; si choquante qu’une telle affirmation puisse paraître aux yeux de la plupart de nos contemporains, nous n’hésitons pas à déclarer que ce n’est là que l’expression d’une vérité indéniable.” (p. 84)
L’infaillibilité pontificale ne vise pas l’homme, mais la fonction. Dans l’Islam, tout mufti est infaillible en tant qu’interprète autorisé de la shariyah, quoique sa compétence ne s’étende pas à un ordre plus intérieur.
Philippe le Bel a été critiqué par ses contemporains aussi pour l’altération de la monnaie. Il faut conclure que changer de sa propre initiative le titre de la monnaie était un dépassement des prérogatives royales. Dante avait lui avait attribué comme mobile à ses actions la «cupidité», qui est un vice de Vaishya.
A partir du Philippe le Bel précisément, les rois de France s’entourent presque constamment de bourgeois. La centralisation a été faite par ces derniers. La forme féodale, celle où les Kshatriyas peuvent exercer leurs fonctions normale, convient le mieux à l’organisation régulière des civilisations traditionnelles.
L’époque moderne marque la substitution du système national au système féodal. La “nationalisation” a eu son point de départ en France, et c’est précisément là que la royauté fut abolie la première. La Révolution de 1789 fut farouchement “nationaliste” et “centralisatrice”.
Le «principe des nationalités» fut employé surtout contre la Papauté et contre l’Autriche, qui représentait le dernier reste de l’héritage du Saint-Empire.
La formation des «nationalités» est un des épisodes de la lutte du temporel contre le spirituel.
“Là où la royauté a pu se maintenir en devenant «constitutionnelle», elle n’est plus que l’ombre d’elle-même et n’a guère qu’une existence nominale et «représentative», comme l’exprime la formule connue d’après laquelle «le roi règne, mais ne gouverne pas»; ce n’est véritablement qu’une caricature de l’ancienne royauté.” (p. 87)
“Au moyen âge, il y avait, pour tout l’Occident, une unité réelle, fondée sur des bases d’ordre proprement traditionnel, qui était celle de la «Chrétienté» lorsque furent formées ces unités secondaires, d’ordre purement politique, c’est-à-dire temporel et non plus spirituel, que sont les nations, cette grande unité de l’Occident fut irrémédiablement brisée, et l’existence effective de la «Chrétienté» prit fin.” (p. 87)
Les nations signifient que les fausses unités se sont substituées à l’unité réelle. L’idée d’une «société des nations» n’est qu’une utopie sans portée réelle: la forme nationale répugne la reconnaissance d’une unité quelconque supérieure à la sienne propre.
Les guerres modernes, qui obligent tous les hommes a y prendre part, sont une des conséquences de l’égalitarisme.
L’asservissement suprême des Brâhmanes trouve son expression la plus définie dans l’idée d’une Eglise «nationale». Cette idée vit le jour d’abord dans les pays protestants.
Luther a été l’instrument politique de l’ambition de quelques princes allemands. La Réforme a été le symptôme le plus apparent de la rupture de l’unité spirituelle de la «chrétienté». Par une coïncidence qui n’a rien de fortuit, la Renaissance s’est produit à peu près en même temps que la Réforme, alors que les connaissances traditionneles du moyen âge étaient presque entièrement perdues.
Le Protestantisme supprime l’autorité du clergé et, en prétendant maintenir l’autorité de la Bible, la ruine par le «libre examen».
Le schisme anglican d’Henri VIII est la réussite la plus complète dans la constitution d’une Eglise «nationale». Louis XIV pensait lui-aussi à un gallicanisme. Le Protestantisme a poussé ces choses à l’extrême.
Cours de l’histoire: “En fait, partout dans le monde occidental, la bourgeoisie est parvenue à s’empareru du pouvoir, auquel la royauté l’avait tout d’abord fait participer indûment; peu importe d’ailleurs qu’elle ait alors aboli la royauté comme en France, ou qu’elle l’ait laissée subsister nominalement comme en Angleterre ou ailleurs; le résultat est le même dans tous les cas, et c’est le triomphe de l’«économique», sa suprématie proclamée ouvertement. Mais, à mesure qu’on s’enfonce dans la matérialité, l’instabilité s’accroît, les changements se produisent de plus en plus rapidement; aussi le règle de la bourgeoisie ne pourra-t-il avoir qu’une assez courte durée, en comparaison de celle du régime auquel il a succédé; et, comme l’usurpation appelle l’usurpation, après les Vaishyas, ce sont maintenant les Shûdras qui, à leur tour, aspirent à la domination: c’est là, très exactement, la signification du bolchevisme.” (p. 91)
Prévision: “[…] si les éléments sociaux les plus inférieurs accèdent au pouvoir d’une façon ou d’une autre, leur règne sera vraisemblablement le plus bref de tous, et il marquera la dernière phase d’un certain cycle historique, puisqu’il n’est pas possible de descendre plus bas; si même un tel événement n’a pas une portée plus générale, il est donc à supposer qu’il sera tout au moins, pour l’Occident, la fin de la période moderne.” (p. 91-92)
Ce que Guénon a voulu montrer c’est la responsabilité trop peu connue du pouvoir royal à l’origine de tout le désordre moderne.

Chapitre VIII. Paradis terrestre et paradis céleste
La conception du Saint-Empire a resté quelque peu théorique (elle n’a jamais été appliquée à cent pour cent) surtout à cause des empereurs eux-mêmes, qui ont été les premiers qui ont contesté l’autorité impériale. Cela a été la querelle du Sacerdoce et de l’Empire.
Dans l’ancienne Rome l’Imperator était à la fois Pontifex Maximus. L’Empereur romain apparaît comme un Kshatriya exerçant, outre sa fonction propre, la fonction d’un Brâhmane. Le Pape a conservé le titre de Pontifex Maximus, qui est fort antérieur au Christianisme.
Le Pape et l’Empereur sont les deux moitiés de ce Christ-Janus que certaines figurations montrent tenant d’une main une clef et de l’autre un sceptre, emblèmes des deux pouvoirs sacerdotal et royal unis en lui comme dans leur principe commun. Une formule ligurgique: «O Clavis David, et Sceptrum domus Israel…» (Bréviaire romain, office du 20 décembre).
L’assimilation symbolique du Christ à Janus est la marque d’une continuité traditionnelle entre la Rome ancienne et la Rome chrétienne.
Dante parle de la béatitude terrestre et de la béatitude céleste à la fin de son traité, De monarchia.
L’«historicité» est une des formes de la moderne «superstition du fait».
“L’Empereur préside aux «petits mystères», qui concernent le «Paradis terrestre», c’est-à-dire la réalisation de la perfection de l’état humain; le Souverain Pontife préside aux «grands mystères», qui concernent le «Paradis céleste», c’est-à-dire la réalisation des états supra-humains, reliés ainsi à l’état humain par la fonction «pontificale», entendue en son sens strictement étymologique.” (p. 98)
L’homme ne peut atteindre par lui-même que la première des deux fins, celle «naturelle», tandis que la seconde est «surnaturelle», puisqu’elle réside au delà du monde manifesté.
La Révélation et la philosophie correspondent aux deux parties qui, dans la doctrine hindoue, sont désignées par les noms de Shruti et Smriti. “La Shruti, qui comprend tous les textes vêdiques, est le fruit de l’inspiration directe, et la Smriti est l’ensemble des conséquences et des applications diverses qui en sont tirées par réflexion.” (p. 101) Leur rapport est celui de la connaissance intuitive et la connaissance discursive.
“[…] dans la tradition judaïque, source et point de départ de toute ce qui peut porter le nom de «religion» dans son sens le plus précis, puisque l’Islamisme s’y rattache aussi bien que le Christianisme, la désignation de Thorah ou «Loi» est appliquée à tout l’ensemble des Livres sacrées: nous y voyons surtout une connexion avec la convenance spéciale de la forme religieuse aux peuples en qui prédomine la nature des Kshatriyas, et aussi avec l’importance particulière que prend dans cette forme le point de vue social, ces deux considérations ayant d’ailleurs entre elles des liens assez étroits.” (p. 102)
La Shruti est la lumière directe, et la Smriti est la lumière réfléchie, et est symbolisé par la lune.
Le Paradis céleste est essentiellement le Brahma-Loka, identifié au «Soleil spirituel», pendant que le Paradis terrestre est décrit comme touchant la «sphère de la Lune».
“[…] les deux clefs considérées comme étant celles de la connaissance dans l’ordre «métaphysique» et dans l’ordre «physique», appartiennent bien réellement l’une et l’autre à l’autorité sacerdotale, et […] c’est seulement par délégation, si l’on peut dire que la seconde est confiée aux détenteurs du pouvoir royal.” (p. 105)
Traits de la science moderne: bas utilitarisme et négation de toute réalité dépassant l’ordre sensible.
“L’œuvre toute entière de Dante est, à certains égards, comme le testament du moyen âge finissant; elle montre ce qu’aurait été le monde occidental s’il n’avait pas rompu avec sa tradition; mais, si la déviation moderne a pu se produire, c’est que, vértiablement, ce monde n’avait pas en lui de telles possibilités, ou que tout au moins elles n’y étaient que l’apanage d’une élite déjà fort restreinte, qui les a sans doute réalisées pour son propre compte, mais sans que rien puisse en passer à l’extérieur et s’en refléter dans l’organisation sociale.” (p. 109)
Jamais et nulle part qu’en Occident l’humanité n’a été plus éloignée du «Paradis terrestre» et de la spiritualité primordiale.

Chapitre IX. La loi immuable
Les enseignements de toutes les doctrines tranditionnelles sont unanimes à affirmer la suprématie du spirituel sur le temporel. La méconnaissance de cet état de choses attire: déséquilibre social, confusion des fonctions, domination d’éléments de plus en plus inférieurs, et aussi dégénérescence intellectuelle, oubli des principes transcendants d’abord, et à la fin la négation de toute véritable connaissance.
Si le changement ne tient pas sa loi d’un principe supérieur, il n’est que désordre pur et simple et injustice.
Il existe une forte identité entre les notions de justice, d’ordre, d’équilibre et d’harmonie.
“Or, suivant la doctrine extrême-orientale, la justice est faite de la somme de toutes les injustices, et, dans l’ordre total, tout désordre se compense par un autre désordre; c’est pourquoi la révolution qui renverse la royauté est à la fois la conséquence logique et le châtiment, c’est-à-dire la compensation, de la révolte antérieure de cette même royauté contre l’autorité spirituelle. La loi est niée dès lors qu’on nie le principe même dont elle émane: mais ses négateurs n’ont pu la supprimer réellement, et elle se retourne contre eux; c’est ainsi que le désordre doit rentrer finalement dans l’ordre, auquel rien ne saurait s’opposer, si ce n’est en apparence seulement et d’une façon tout illusoire.” (p. 112-113)
Ayant une existence négative, le désordre finit par se détruire lui-même. Dans son excès se trouve le remède aux cas les plus désespérés.
Il existe une indéniable identité de caractères entre l’époque moderne et ceux que les doctrines traditionnelles indiquent pour la phase finale du Kali-Yuga.
“[…] la hâte febrile qui est si caractéristique de notre époque prouve que, au fond, nos contemporains s’en tiennent toujours au point de vue temporel, même quand ils croient l’avoir dépassé […]” (p. 116)
Fin du livre: “«Patiens quia œterna», dit-on parfois de l’autorité spirituelle, et très justement, non pas, certes, qu’aucune des formes extérieures qu’elle peut revêtir soit éternelle, car toute forme n’est que contingente et transitoire, mais parce que, en elle-même, dans sa véritable essence, elle participe de l’éternité et de l’immutabilité des principes; et c’est pourquoi, dans tous les conflits qui mettent le pouvoir temporel aux prises avec l’autorité spirituelle, on peut être assuré que, quelles que puissent être les apparences, c’est toujours celle-ci qui aura le dernier mot.” (p. 118)

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