09 avril 2005

Daniel Cologne, Puissance et spiritualité dans le traditionalisme intégral, (note de lectura)

Paru dans René Guénon, Cahier de l’Herne, 1985.

L’œuvre de René Guénon fait partie d’un vaste courant d’inquiétude devant l’essor technique et industriel. Auprès de lui il faut noter: Georges Bernanos, Oswald Spengler, Paul Valéry, Nicolas Berdiaev, Gabriel Marcel, Miguel de Unamuno, Simone Weil et José Ortega y Gasset. Il faut ajouter la génération des écrivains qui ont connu la guerre: Ernst Jünger, Pierre Drieu la Rochelle, Henry Barbusse et Julius Evola.

Les alternatives doctrinales des nonconformistes des années trente étaient des slogans philosophies extempts de toute rigueur, des faciles dichotomies aux assises intellectuelles fragiles. Sans l’appui de la métaphysique traditionnelle, la révolte anti-moderne se dissout en une angoisse opaque de type «existentialiste», un vague malaise néo-romantique, une «difficulté d’être» dépourvue d’horizon lumineux. On peut dire la même chose de la distinction culture-civilisation de Spengler, reprise par Nicolas Berdiaev, de la distinction établie par Miguel de Unamuno entre la «métaphysique vitale» et la «métaphysique rationnelle». Ou entre la «pesanteur» et la «grâce» dont parle Simone Weil.

“La Tradition dont parle René Guénon est en effet le dénominateur métaphysique commun à toutes les doctrines, religions et mythologies du passé, le noyau originel dont les croyances et les légendes ne constituent que l’écorce historique, le savoir primordial et universel qui fut révélé à l’homme au début du présent cycle, que l’humanité perdit au fil des âges, qui survécut à travers les vestiges épars des traditions particulières et dont le monde moderne consacre l’oubli définitif, «pulvérisation des acquis» dont Emil Cioran fait à juste titre la caractéristique majeure de la mentalité des derniers temps.” (p. 93)

Julius Evola a toujours partagé la conception guénonienne des origines de l’humanité, la certitude de l’existence d’une Tradition primordiale, la conviction que son oubli est à la base du développement de la modernité.

René Guénon notait sur Evola: “l’auteur a une tendance très marquée à mettre l’accent sur l’aspect royal au détriment de l’aspect sacerdotal” (Comptes rendus, Paris, Editions Traditionnelles, 1973, p. 13)

L’admiration réciproque des deux principaux représentants du traditionalisme intégral ne va pas sans quelques réserves d’ailleurs bilatérales.

La relation entre l’autorité spirituelle et le pouvoir temporel est pour René Guénon le moteur essentiel du devenir global de l’humanité, avec la lutte entre les brahmanes et les kshatriya.

En 1945-1950, James Burnham anticipait l’envahissement de la sphère politique par la mentalité gestionnaire.

René Guénon a mis de l’ordre dans le fatras ésotériste du commencement de siècle XX.

Pour René Guénon la décadence moderne provient de la descente d’un degré supérieur de spiritualité (la connaissance) à un degré inférieur de spiritualité (la puissance). Julius Evola a dénoncé lui-aussi l’essentiel de l’aberration moderniste comme la réduction de l’homme à un «élan vital», à une «volonté de puissance».

Julius Evola a révendiqué pour l’heroïsme traditionnel une spiritualité et une primordialité plus grandes que celles de la connaissance sacerdotale. Pour lui, il a existé à l’origine, avant l’âge théocratique des prêtres, un cycle héroïque qui constitue la première phase du monde de la Tradition, qui seul peut servir de référence et de mythe mobilisateur dans la critique et l’action révolutionnaire antimodernes. L’ère de la théocratie sacerdotale constitue déjà un stade involutif par rapport à l’âge d’or qui la précède et qui se place sous le signe de la royauté initiatique.

Julius Evola a été récupéré idéologiquement par les fascistes, surtout sa métaphysique de la race.

Guénon a rejetté l’idée des «races de nature» pour les «races de tradition», chacune ayant à la base une métaphysique.

Guénon a rectifié ses jugements sur le bouddhisme en 1947, grâce à Marco Pallis et A. K. Coomaraswamy.

“L’apport guénonien à la critique antimoderne réside pour l’essentiel dans le refus de réduire la modernité au «matérialisme» et de confondre la fin ultime de la civilisation technico-industrielle avec le «règne de la quantité» qui n’en est que la phase préparatoire. C’est ce qui différencie René Guénon, non seulement des spiritualistes de la première moitié du siècle, mais aussi des «révolutionnaires» d’aujourd’hui, dont le regard myope s’acharne sur la «bourgeoisisme» et la «démonie de l’économie».” (p. 98)

Julius Evola a été d’accord avec Guénon pour déceler dans la mentalité moderne une composante vitaliste fondamentale, capable d’infléchir la civilisation technico-industrielle vers un néo-élitisme et un néo-spiritualisme douteux, par-delà les phénomènes transitoires de l’égalitarisme et du matérialisme.

“Si l’on passe à présent au plan de la civilisation, il est évident, d’une part que seul un nouveau cycle sapientiel peut résoudre la crise du monde moderne, d’autre part que l’ouverture d’un nouveau cycle héroïque marquerait, non pas l’aube d’une révolution antimoderne, mais l’actualisation des potentialités les plus profondes du monde technico-industriel. Le traditionalisme intégral ne peut faire l’économie d’une reconsidération des rapports entre la puissance et la spiritualité. C’est en ce sens qu’il doit assumer l’apport de Julius Evola. Mais René Guénon doit demeurer sa référence principale, car loin de n’offrir qu’une exaltation passéiste de la théocratie, loin de ne proposer comme idéal que la connaissance spéculative propre à la fonction sacerdotale, le message guénonien présente la seule alternative valable au culte moderne de la force vitale: la beauté intérieure du sage qui retrouve en lui-même la grande harmonie de l’univers.” (p. 100)

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