13 avril 2005

René Guénon, Extrait d’une lettre à Jean Reyor

Parue dans René Guénon, Cahier de l’Herne, 1985.

[…] Artus Gouffier, comte de Kerhavas, était le frère de l’amiral, et un autre frère fut abbé de Saint-Denis; lui-même remplissait la fonction de Grand Ecuyer sous Henri II, et il passait pour être le seigneur le plus riche de son temps (c’est de lui que la légende populaire fit le marquis de Carabas, par déformation du nom de Kerhavas). Je suis allé autrefois avec Charbonneau au château d’Oiron qui était sa résidence, et qui n’est pas très loin de Loudun; un des murs de la cour est couvert d’une série de signes qu’on dit être des marques des chevaux des écuries de Henri II; or, parmi ces signes, beaucoup ont un caractère nettement hermétique, et il en est notamment un assez grand nombre où le sceau de Salomon se trouve en combinaison avec divers autres éléments. A ce propos, il est à noter que, à la même époque, le sceau de Salomon servait particulièrement de marque à certaines organisations d’initiation artisanale (c’est d’ailleurs ce qui m’avait fait penser à vous parler de cela à propos de Dürer), d’où sa présence, en Allemagne surtout, sur les enseignes des brasseries où elles se réunissaient; c’est même pourquoi on le voit encore aujourd’hui dans certaines marques de bières, bien que naturellement ceux qui l’emploient ainsi n’en sachent plus du tout la raison. D’un autre côté, le fait qu’il s’agit de marques de chevaux, que ce soit d’ailleurs réel ou supposé, est intéressant aussi, étant donné que tout ce qui se rapporte aux chevaux a souvent servi, et dans les traditions les plus diverses, de «couverture» à des choses d’ordre initiatique. Charbonneau supposait que ces signes avaient peut-être été composés par quelqu’un des Carmes de Loudun qui, vers le même temps, tracèrent sur les murs de leur monastère des symboles dont le caractère hermétique et initiatique n’est pas douteux non plus; sans naturellement pouvoir rien affirmer, il me disait qu’il pensait même plus spécialement, à cet égard, à ce frère Guyot dont il vous a peut-être montré la curieuse signature «rosicrucienne» (il en a d’ailleurs donné la reproduction dans un de ses articles de Regnabit). – Une autre singularité énigmatique est ce que les paysans appellent la «Cocadrille»: c’est un crocodile desséché qui se trouve à l’intérieur de l’église d’Oiron, appliqué au mur, exactement comme ceux qu’on voit encore ici au-dessus des portes de quelques vieilles maisons; on raconte que ce monstre ravageait autrefois le pays et y dévorait les gens, et qu’on finit par le prendre dans les douves du château! Charbonneau pensait qu’il avait dû être apporté d’Orient par un membre plus ancien de la famille Gouffier, chevalier de Malte, dont le tombeau est un de ceux qui existent dans l’église, mais évidemment il est difficile de savoir si réellement il avait pu l’apporter vivant… Au lieu de «Cocadrille», certains disent aussi «Cacodrille», variante qui présente une signification tout à fait bizarre: «Kakos» signifie mauvais en grec, et «drille» est une des dénominations des Compagnons, de sorte que Cacodrille = mauvais compagnon, ce qui fait penser tout de suite aux meurtriers d’Hiram (et de Maître Jacques); il n’y a pas sans doute là qu’un rapprochement «accidentel», du moins suivant les apparences extérieures, mais, quand on songe aux rapports qui existent entre la légende d’Hiram et le mythe d’Osiris et au fait que le crocodile était dans l’ancienne Egypte un symbole typhonien, il faut tout de même convenir qu’il est vraiment bien combiné! Cela, à propos du Poitou et de ses légendes, des Compagnons et autres «voyageurs», etc., me rappelle encore autre chose, qui nous amènerait cette fois à Rabelais; L. Daudet y a fait allusion dans un de ses livres, et je retrouve la référence dans mes notes: Les Horreurs de la guerre, p. 173; peut-être pourrez-vous voir cela à l’occasion, d’autant plus que je me souviens que tout ce qu’il dit de Rabelais dans cette partie de son livre est assez curieux; mais peut-être le connaissez-vous déjà. Vous serez bien aimable de me dire ce que vous pensez de tout cela; il me semble qu’il y a là en tout cas un ensemble de rapprochements qui peuvent n’être pas sans intérêt à divers points de vue.

[…]

Note: la lettre n’est pas datée; mais l’annonce de la mort de Meslin dans le dernier paragraphe (non reproduit) permet de la situer entre septembre 1938 et début 1939.

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