02 avril 2005

C. da Cunha, René Guénon, une introduction

Écrire sur René Guénon c'est presque un contresens, car son oeuvre a l'habitude de mettre le lecteur dans un dilemme terrible: essayer de la voir du dehors, option ouvertement condamnée par l'auteur, ou devenir inévitablement son partisan, son disciple, et voir ce qui lui est extérieur à travers des nouvelles perspectives qu'elle nous fournit. Une solution moyenne est difficile sinon impossible. Sa pensée était profonde, systématique, totalisante, et répondait méthodiquement aux objections éventuelles en se plaçant promptement dans une position inattaquable. Pour Guénon son oeuvre était seulement (et ce "seulement" était certainement d'une énorme mégalomanie) la traditio/transmissio de la philosophia perennis, de l'unique et archétypale Métaphysique à l'origine de toutes les grandes religions. Il n'utilisait jamais le pronom personnel, et agissait comme une sibylle envoyée par le Logos pour ce temps de ténèbres spirituelles, pour ce "fin de cycle" (dans le sens platonique et védique) dans lequel nous vivons.

Il semble qu'on peut avoir deux types de réaction envers Guénon. La première et la plus facile serait de l'ignorer et d'envoyer ses écrits aux limbes de ce qu'on peut dénommer "non-savoir", pseudo-savoir, ou simulacre du savoir.

Une autre réaction, et la plus intéressante à mon avis, serait d'explorer son système, de le prendre au sérieux pour un moment et à la fin de juger par nous-mêmes si on a gaigné quelque chose par cette démarche. Comment Guénon voit-il le monde? Qu'est-ce que l'irrite tellement dans la modernité? Quelles sont les raisons de son inconformisme? Qu'est-ce qu'il critique et qu'est-ce qu'il propose? En somme, entrons dans l'univers mental de l'auteur et essayons de le comprendre. Et faisons cela comme un psychiatre curieux, en évitant les classifications trop faciles et extrinsèques à l'auteur.

Guénon fut toujours un être cérébral, fragile, avide de l'occultisme fin-de-siècle propre aux groupes maçonniques liés à Papus (Gérard Encausse), à Stanislas de Guaïta et à Oswald Wirth. Il fit une carrière extrèmement rapide dans ce milieu, étant (par exemple) ordonné évêque d'une Église Gnostique ressuscitée (son nom épiscopal était Palingenius, et Guénon sérait la réincarnation supposée d'un autre hiérophant gnostique homonyme). Il s'est livré avec frénésie dans l'accumulation successive d'initiations maçonniques, rosicruciennes, martinistes, taoïstes, soufiques et védantiques. Dans cette première période, Guénon pourrait être classifié comme un cercleux typique des groupuscules occultistes parisiens. Cependant notre auteur passera le reste de sa vie à critiquer avec ténacité, ou parfois à simplement dépurer, la nébuleuse pensée de ce milieu. Comme Saint Augustin, l'intensité de sa critique fut directement proportionelle à l'intensité de son engouement antérieur (dans le cas de Saint Augustin, avec le Maniquéisme). Son oeuvre postérieure gagnera beacoup de saveur en fonction de ce passé occultiste que lui fournira des abondantes matières pour sa réflexion (et pour sa critique). À la fin de sa vie, au Caire, il se consacrera en spécial au projet d'une ressacralisation de la Franc-Maçonnerie... Il n'aurait pas la qualification nécéssaire à cette tâche s'il n'avait été très tôt maçon lui-même, un maçon élévé à des hauts grades par Papus en personne.

La pensée de Guénon n'est pas seulement un système fermé (comme la pensée d'autres philosophes ou penseurs paradigmatiques tels que Freud, Marx, Nietzsche, et d'autres monomaniaques), elle se propose aussi comme une propédeutique, une réctification des catégories mentales du lecteur pour préparer ce dernier au pas suivant, c'est à dire à la vraie Initiation. Cette Initiation est cependant hors de la portée de l'auteur, car elle est le ressort des organisations traditionnelles énumérées par lui: des societés sécrètes taoïstes, bouddhistes, védantiques, chrétiennes-orthodoxes, islamiques, etc. Guénon était comme St. Jean le Baptiste, il annonçait et préparait.
C'est fascinant de lire Guénon. Son texte nous transmet une atemporalité, une impersonnalité, comme si l'auteur avait été investi de la lourde tâche de nous élucider avant "la fin de ce monde tel que nous le concevons" (son expression). C'est séduisant de lire Guénon, son style littéraire suscite l'enfant fragile qui habite en nous, celui qui veut qu'on pense à sa place, qu'on lui donne des certitudes, des boussoles, qu'on lui prend la main. Comme dirait Pascal, on a besoin d'un point fixe, d'un port confiable. Paradoxalement, le texte guénonien est exigeant avec son lecteur, il n'est pas facilement accessible, il est rigoureux dans l'ordre des raisons, il arrive à être parfois scolastique, thomiste, plein de distinctions, de caveats, dénotant un esprit arachnéen. Kant l'était aussi, soyons francs.

Guénon n'aimait pas de tout les appropriations politiques que son oeuvre obtenait, notamment en France et en Espagne par des monarchistes et en Italie par des penseurs fascistes tels que Julius Evola. Il ne s'intéressait pas par la politique tel que nous la comprenons ordinairement. Il ne s'intéressait pas non plus par l'érudition, les références aux sources bibliographiques, l'académicisme; ses notes en bas de page se réfèrent indéfectiblement à d'autres passages de son oeuvre, à d'autres livres de sa plume. Il semblait viser comme publique-lecteur des ses écrits une certaine élite intellectuelle et spirituelle située à l'intérieur des diverses formes réligieuses traditionnelles: seulement cette élite serait capable de comprendre Guénon "par le dedans", capable de saisir intuitivement et spirituellement son message révivificateur pour ses respectives Traditions. Car la doctrine transmise par lui ne serait moins que la Métaphysique Matrice de toutes ces Traditions, serait la Tradition-Mère, le Tronc Primordial.

L'oeuvre de Guénon comporte des divisions nées autant des occasions historiques qu'ont stimulée sa plume, que des intentions pédagogiques de l'auteur, et aussi à cause de leur fonction organique dans le corpus guénonien. Grosso modo, Guénon avait commencé sa carrière littéraire en dénonçant la "fausse spiritualité" déguisée en scientisme (L'Erreur Spirite, 1923) ou produite par pure mauvaise foi et charlatanisme (Le Théosophisme, histoire d'une pseudo-réligion, 1921, 1925). Même aujourd'hui on pense que Guénon a fallu écrire un volume sur la pseudo-maçonnerie occultiste de Papus, mais finalement l'auteur avait été maçon lui-même et il y a des choses qu'on pense mais qu'on n'écrit pas.

Ses livres suivants traitent de symbologie, et on perçoit dejà des aspects doctrinaux (Le Roi du Monde, 1927, L'Ésotérisme de Dante, 1925). Après ces derniers, Guénon écrit sa grande trilogie métaphysique, qui est comme le noyau de son oeuvre: L'Homme et son devenir selon le Vêdânta, Le symbolisme de la Croix, et Les États multiples de l'Être (respectivement 1925, 1931, 1932).

Finalement, après l'exposition des erreurs des autres et la présentation de ce qui serait la vraie métaphysique, Guénon écrit un gros mais allusif volume sur les aspects pratiques de l'Initiation, Aperçus sur l'Initiation (1946); ce livre était allusif en deux sens, un dérivé du fait que l'auteur déléguait aux multiples traditions initiatiques le rôle d'effectivement conduire cette praxis, et l'autre dû simplement au caractère secret des Initiations.

Au-delà de ce squelette de l'oeuvre guénonienne, il y a d'autres livres de l'auteur que ne sont pas de tout dénués d'intérêt et qui s'adonnent à critiquer la modernité en toutes ses modalités (Le Règne de la quantité, La Crise du monde moderne, 1945 et 1927 respectivement). Ces oeuvres "mineures" seront remarqués par une certaine intelligentsia d'entre-guerres: un Gide vieillissant, Breton et quelques surréalistes. Cependant, l'intégralité de l'oeuvre intéressera un type tout à fait différent de lecteur: le poète René Daumal, des islamisants européens tels que Titus Burckhardt et Frithjof Schuon, un certain prélat catholique ultérieurement devenu cardinal, des écrivains et idéologues maçons, des élèves de Gurdjieff et Ouspensky, en somme une vraie salade russe. Toujours au Caire, Guénon restait désintéressé de ces disputes pour son legs.

Il faut dire la vérité: Prolégomènes à toute métaphysique future à part, Guénon est extraordinaire. Sa pensée est hypnotiquement convaincante et aussi logique et rationnelle; et elle est logique et rationnelle pour nous mener finalement au-delà du domaine rationnel vers le Transcendant, à travers ce que les exégètes islamiques d'Aristote appellaient intuition intellective, c'est-à-dire l'appréhension directe de l'objet de connaissance sans la médiation rationnelle-discoursive, appréhension immédiate de l'objet que l'unit en quelque sorte au sujet... Ce que le jeune Hegel pâlidement alludait en écrivant dans sa Phénoménologie sur une synthèse dialectique finale où l'En-soi s'unirait au Pour-soi au sein de l'Esprit Absolu. L'Objet et le Sujet sont Un, la Création est la manière trouvée par le Créateur pour Se Connaître (comme dirait le grand soufi Ibn Arabi). Voici, comme Guénon aimait le noter, la pure doctrine du Non-Dualisme telle qu'exposée exemplairement par le Vêdânta, mais pas seulement par lui, exposée en fait dans toutes les Traditions dérivées de la Tradition Primordiale.

Islam. Point d'arrivée de Guénon, mais apparemment pas seulement pour lui... Toute une élite intellectuelle française d'entre-guerres fut fascinée par l'Islam: le Père de Foucauld, Henri Massignon, D. Masson, Henry Corbin. On peut essayer de comprendre ce phénomène du point de vue historique, par les illusions perdues avec les horreurs de la Grande Guerre, avec les idées de progrès et de perfectibilité occidentales, avec la révélation du revers de la médaille... Ces intellectuels furent une espèce de dénonciation in loco colonialis du colonialisme européen et "civilisant"... Il n'est pas par hasard que Breton s'est tellement enchanté avec la dénonciation faite par Guénon de l'Occident déchu et profane. Ils étaient des intellectuels pas de tout fascinables par le naissant Fascisme, par la vitesse de la machine... Ils pensaient l'Histoire circulairement, platoniquement, et notre époque comme décadence, fin de cycle, fin des temps, fin de manvantara comme dirait Guénon. Ils regardaient en arrière, aux civilisations pré-capitalistes, plus solidaires dans un sens communal mais pas socialiste. Ils ne s'intéressaient pas à la politique occidentale des idéologies, mais plutôt ils voulaient revenir aux sources, au désert, au calme, à l'étiquette (l'adab arabe) typique des sociétés traditionnelles. Les questions sociales devraient être traitées par la solidarité et l'aumône... L'absence de justice sociale n'était pas dû primairement à une question de classes mais plutôt à l'absence progressive du Divin dans le quotidien, de la Transcendance dans l'Immanence... Il manquait au monde occidental le dhikr, le souvenir de Dieu. Guénon fut un grand accoucheur de vocations réligieuses, et pas de tout de vocations seulement islamisantes. Il a confirmé et revivifié la foi respective de ses divers lecteurs, qu'ils fussent maçons, catholiques, juifs, ou même la foi de musulmans de naissance. C'est dans ce sens qu'il y a un legs guénonien. Malgré les efforts de certains groupes politiques (notamment des monarchistes et des evoliens, et aussi des intégristes de toute sorte) pour s'approprier de sa pensée, la nature même du message de Guénon fait qu'ils faillent, ou fait que cette appropriation soit seulement décorative, superficielle, étrangère à l'esprit de l'oeuvre.

2 commentaires:

CHARPENTIER a dit…


J'ai beaucoup apprécié votre présentation, et notamment comme un bon moyen d
'expliquer ma propre attitude universaliste devant
"L'Unité transcendante des religions".
Beaucoup traitent Guénon d'occultiste, sans voir que s'il a évolué tout un temps dns cs ces milieux douteux, c'était pour tenter d'en "récupérer" les éléments encore susceptibles d'être mis en oeuvre. de fa!on "orthodoxe". (Vous voyez que j'ai au moins appris de lui l'usage spécial des guillemets.)
C'est ainsi qu'ayant intégré de l'intérieur toutes les religions possibles, son adhésion à l'Islam a été une sorte de "fuite en Egypte"" choisue pour son opportunité à une époque où la vie en France ,
( ou partout ailleurs,) était devenue impossible
pour lui, vu les attaques de la contre-initiation
J'ai moi-même dévoilé les sources de la tradition "occidentale" , à savoir hyperbirénne et pythagoricienne. Mais je ne me sens en rien prisonnier de ces doctrinesn et me sers donc très librement d'un certain nombre d'autres, ce qui implique un certain sens de la "traduction", qui est d'ailleurs exigée depuis toujours par la Confrérie.
Jetez donc un coup d'oeil sur les site
< clavisquadraturae1.com >( seul le tire est latin)

CHARPENTIER a dit…

Félicitations à M. C. da Cunha !