Paru dans le cahier René Guénon, Editions de l’Herne, 1985.
Sur l’œuvre de René Guénon, Daniélou disait: „Elle se constitue si complètement en dehors de la mentalité moderne, elle en heurte si violemment les habitudes les plus intéressées, qu’elle présente comme un corps étranger dans le monde intellectuel d’aujourd’hui” (Jean Daniélou, Essai sur le mystère de l’histoire, Paris, Seuil, p. 120)
Guénon se situe à contre-courant de tout ce qui caractérise la mentalité moderne.
„Mais ce divorce entre aspirations traditionnelles et méthodes des sciences profanes est un fait; un fait douloureux et pourtant incontournable, dans les conditions intellectuelles de moment historique où nous sommes plongés.” (p. 48)
Christian Jambet a étudié la gnose chiite d’après Henry Corbin.
L’auteur interprète la critique que René Guénon fait aux sciences profanes comme une critique épistémologique. „En dehors des aphorismes de Cioran, peu de lectures se révèlent aussi toniques que certains passages du Règne de la quantité et les Signes des temps. René Guénon y développe avec un superbe mépris une critique rapide mais systématique et radicale (qui va à la racine) des sciences profanes qui ont fait l’orgueil de notre société prométhéenne.” (p. 48)
Selon Guénon, la science profane se propage par une imagerie naïve, grossière, populaire, qui autorise son public à se moquer à tout propos des conceptions des anciens, sans comprendre le moindre mot de leur enseignement.
„Cette opposition frontale, iconoclaste, au consensus du monde moderne sur la véracité de la science est probablement une des raisons de l’ostracisme qui pèse sur l’œuvre de René Guénon dans la cité des savants. Mais la représentation que la mentalité scientifique se fait de la nature de son savoir a changé.” (p. 49)
La science est elle-même mise en doute de plusieurs manières:
le mouvement de Pugwash analyse les fonctions sociales et militaires, la rupture de l’équilibre écologique et les échanges économiques.
les analyses d’un Habermas, d’un Simondon, d’un Ellul ou Jean Brun qui ont prouvé que la science, loin de puvériser l’obscurantisme, suscite des attitudes irrationnelles quasi religieuses.
La science apparaît comme une activité nettement orientée par la „volonté de puissance” dont parlait Heidegger.
„Au XVIIIe et XIXe siècles, la science apparaissait comme un grand mouvement prométhéen parti à la conquête de la connaissance totale, la preuve du pouvoir illimité de la raison humaine dès lors qu’elle se libérait des «obscurantismes» métaphysico-religieux.” (p. 50)
Le caractère automatiquement progressiste, donc indéfiniment capitalisable du savoir est mis en question par la plupart des épistémologues. Le fait pour la connaissance de se constituer dans une étape postérieure n’est en aucune façon une garantie de progrès. Le morcellement de la science vient compliquer la prétention de celle-ci à la connaissance du monde.
Une autre tendance, après les annes 70, est l’abandon à un certain scepticisme théorique, souvent euphémisé sous le vocable de pluralisme. „Paradoxalement, ce scepticisme, ou au moins ce relativisme théorique, s’explique en partie par le développement de l’activité scientifique et l’accéléraion du rythme de la recherche. Au début du siècle, un savant pouvait encore espérer appuyer son activité sur une théorie relativement stable. Aujourd’hui il est amené à en changer chaque décennie et donc à en user avec le même détachement que l’on affiche à l’égard des modes éphémères.” (p. 52)
Jean Ladrière dit, deux générations plus tard: „La science moderne est dominée par une vision mécaniste de la réalité qui est nécessairement appauvrissante et hyper-simplificatrice; les mailles du réseau scientifique de connaissances laissent donc échapper précisément ce qu’il y a de plus significatif, de plus pertinent, de plus décisif pour l’existence humaine.” (in Science et Antiscience, Paris, Le Centurion, 1981, p. 20)
L’épistémologie contemporaine souligne les limitations de la fameuse méthode expérimentale, critère de validation d’une théorie. L’épistémologie de Karl Popper montre qu’une théorie scientifique ne peut être démontrée et la science n’a pas, donc, pour vocation de dire la vérité.
„[…] le monde de la science tend à apparaître comme une sorte de contre-ésotérisme qui partagerait avec l’ésotérisme bien des manifestations phénoménales.” (p. 53)
„La réussite «technologique» de la science moderne ne réussit pas, du moins selon l’exigence intellectuelle de certains de ses adeptes, à masquer son échec comme gnose. De là ce désir angoissé de redécouvrir un savoir unifié, une connaissance qui relierait la multiplicité des savoirs en retrouvant leur signification perdue et rétablirait les indispensables correspondances. L’insatisfaction provoquée par une démarche fondamentalement matérialiste, relativiste, «héraclitéenne» provoque par contrecoup une quête de l’unité, de l’ordre harmonique de l’univers.” (p. 54)
La mécanique quantique rapproche la physique de tao, gnose et cosmologie.
René Guénon voyait dans la psychanalyse la forme dangereuse d’une contre-initiation. On peut trouver dans son œuvre des allusions à:
l’école sociologique française d’Emile Durkheim;
l’éthnologie de Lévy Bruhl;
la psychologie des foules de G. Le Bon;
la sciences des religions de G. Frazer.
Le témoignage d’un Guénon se rapproche de celui d’un Paul Valéry ou d’un Oswald Spengler, il conflue avec celui du Club de Rome, des écologistes ou des mouvement no futur de la génération punk.
L’épistémologie du XIXe siècle est celle de la machine à vapeur et de l’histoire. Tout y est conçu en terme de flux: thermodynamique, devenir de l’Esprit (Hegel), lutte des classes (Marx) ou mécanique des fluides libidinaux (Freud).
L’idée d’un sens linéaire de l’histoire, explication ultime des phénomènes sociaux, sous-tend les œuvres de Saint Simon, Auguste Comte (la loi des trois états), Marx et, dans une moindre mesure, celles de Durkheim et de certains de ses disciples comme Lévy-Bruhl. Aujourd’hui encore des portions de sciences humaines dans la paléontologie, la psychanalyse (version Totem et tabou ou dans sa dérivation René Girard), l’économie («les pays en voie de développement») où des théories comme celles de M. MacLuhan restent encore fortement dépendantes de ce paradigme évolutionniste.
„[…] l’hostilité de Guénon et de certains de ses disciples à la psychologie des profondeurs de Jung ne s’explique peut-être pas seulement par la peur de la confusion du psychique et du spirituel. Il s’agit aussi de limiter l’importance de la nature humaine, même imaginale, pour confirmer la radicale et surhumaine importance de l’originel transmis rituellement à travers une histoire elle-même soumise à l’entropie des cycles cosmiques des Manvantaras.” (p. 59)
L’homme n’a pas été toujours et partout le même. Essayer de juger les autres selon nos normes est faux.
Daniel Halevy, Essai sur l’accélération de l’histoire, 1948.
L’histoire comme mythe fondamental de l’Occident. „Contrairement à certaines sociétés «sans histoire» (c’est-à-dire où l’histoire n’est pas support d’un sens), la société occidentale valorise et «dramatise» l’historicité. A la fois à travers son héritage judéo-chrétien (l’histoire est «l’histoire sainte», celle de la Chute, de l’Incarnation et de la Rédemption, elle tend vers une fin qui l’éclaire rétrospectivement). Mais aussi à travers son héritage indo-européen et particulièrement romain, qui, comme le montre G. Dumézil, transforme les vieux mythes cosmogoniques en histoire de la fondation de Rome.” (p. 61)
Selon Guénon, ce n’est pas l’histoire qui peut expliquer la réalité, mais le principe mythique, qui est présent en permanence au sein de l’historicité.
L’homme ne vit pas dans un monde de choses, mais dans un univers de signes.
„Le «réel» n’est peut-être pas aussi substantiel et rigidement déterminé qu’on le croyait: le monde des choses tel que nous le donne à voir la physique postquantique est plus proche de la vision orientale d’un dispositif fluide et «illusoire» que de la solide vision matérialiste des savants du XVIIIe siècle. D’autre part, l’«illusion» des représentations n’apparaît plus dans l’anthropologie contemporaine comme un jeu gratuit et sans conséquences. La césure entre deux types de phénomènes, l’un appelé «réalité» et l’autre «illusion», doubles de la rupture cartésienne entre le sujet et l’objet apparaît de plus en plus nettement comme une construction idéologiquement datée.” (p. 64)
La mentalité moderne coupe l’ordre des choses de l’ordre des signes.
Guénon a vu dans les réactions post-modernes contre le matérialisme naïf de l’âge classique les signes avant-coureurs du déchaînement de la contre-initiation.
„Certes, pour reprendre la distinction de saint Bonaventure, si l’homme reste à l’image de Dieu, il ne se conduit plus à sa ressemblance. Sans doute, les formes non traditionnelles de l’orientation de l’homme à son principe sont dévoyées, idolâtres et pathologiques. Mais la caricature d’Absolu est encore l’indice de ce qui manque à l’homme, de ce dont il est malade. La fausse promesse d’une voie rapide annoncée par l’antique serpent: «Vous serez comme des dieux», dit encore la vérité de ce vers en quoi tend inévitablement notre désir. En soupçonnant les idées et pratiques courantes au nom du permanent, du sacré, du transcendant, la critique d’une anthropologie du sens révèle le dieu refoulé dans l’idole et tente ainsi de renverser le rapport établi par l’idéologie anthropocentrique en «dé-couvrant» et re-connaissant la tradition toujours présente au sein même du monde moderne, et d’abord dans cette idéologie elle-même.” (p. 66-67)
04 avril 2005
Michel Michel, Sciences et tradition, (note de lectura)
Publicat de Radu Iliescu la 8:49 AM
Etichete: Corbin Henry, Daniélou Jean, Guénon René, Michel Michel
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