Paru dans René Guénon, Cahier de l’Herne, 1985.
E. Poulat est sociologue, directeur de recherche au C.N.R.S., directeur d’études à l’E.H.E.S.S.
Déclenchement de la modernité: l’ordre européen issu de la Révolution française et de l’Empire napoléonien, stabilisé pour un temps au Congrès de Vienne (1815). Le conflit entre la modernité et la tradition est un Kulturkampf entre deux visions du monde, dux Weltanschauungen.
Les mots «tradition» et «modernité» ne sont pas univoques. Le mot «moderne» est déjà très équivoque. Les historiens datent la naissance des temps modernes du XVe siècle: chute de Constantinople, découverte de l’Amérique ou invention de l’imprimerie. Parler de société moderne uniquement à partir du XIXe siècle est une erreur: ce qui caractérise précisément l’ancien régime est le fait qu’il est partie intégrante des temps modernes.
D’autre part, il y avait des moderni et des antiqui au fil des générations et des écoles qui se succédaient, et c’était le plus souvent des clercs, des gens d’Eglise: saint Thomas d’Aquin était un modernus. Donc, ce n’est pas le mot, mais le contenu qui compte. Le débat n’est pas contre le mot, mais contre son contenu idéologique.
Dans le document majeur que la papauté a rédigé contre la société moderne, Syllabus (1864) de Pie IX, la syntagme “société moderne” n’apparaît pas. Dans l’article 80, traduit habituellement par «le pontife romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne», la structure d’origine est: “cum recenti civilitate”. Ce n’est pas le nouveau qui est en cause, mais ce qu’il véhicule.
“Ce que nous appelons la société moderne est donc un phénomène post-révolutionnaire, qui s’est développé après la Révolution française ou ce qu’on pourrait mieux appeler la grande révolution occidentale: partie des colonies anglaises d’Amérique du Nord, elle a ensuite balayé à peu près toute l’Europe; elle a même commencé à soulever certains pays d’Europe avant la France, n’épargnant que la Grande-Bretagne, le Royaume-Uni, allant jusqu’en Pologne, repartant en direction des colonies espagnoles, de ce que nous appelons l’Amérique latine. On est donc là devant un phénomène qui a remué toute l’aire culturelle dite occidentale et en même temps chrétienne. Cette révolution a été préparée par tout le mouvement des idées au sein de la société du XVIIIe siècle, par ce qu’on appelle très généralement, «les Lumières»: l’Aufklärung, la Philosophie.” (p. 441-442)
Les Lumières sont entrées en conflit avec l’Eglise, surtout à cause de la critique qu’ils apportaient au christianisme (beaucoup plus subversive que celle apportée par la Réforme protestante).
Le XVIIIe siècle en appelle à l’autonomie de la raison et de la conscience, fondée sur le principe du libre examen (associé à celui de libre entreprise). Aucun domain ne lui échappe: économie, politique, science, religion etc.
La société moderne est l’ère triomphante de ce que Charles Morazé avait appelé la bourgeoisie conquérante. L’Eglise romaine a toujours refusé à composer avec cet ordre nouveau qui repose sur l’affranchissement, l’émancipation de la conscience, de l’individu, de la raison.
La crise moderniste a connu un apogée en 1907. Le mouvement moderne a toujour été soumis à une tension interne qui l’a entraîné dans deux directions apparemment opposées et incompatibles (ex: libéralisme vs. socialisme). Les Lumières étaient ouvertes d’abord vers le rationalisme, l’esprit appelé par Comte le positivisme, ce qui s’appelera avec Marcellin Berthelot le scientisme. De l’autre côté, les Lumières se sont engagées vers l’ésotérisme, l’initiation, et une tradition plus ancienne que la tradition chrétienne, voire une tradition primitive ou primordiale.
La Franc-Maçonnnerie a été traversée en France d’un conflit qui a divisé Grand Orient de France contre Grande Loge de France, la deuxième gardant ses préoccupations spiritualistes pendant que la première éliminait jusqu’au Grand Architecte, au nom d’un rationalisme ou d’un laïcisme très spécifiquement français.
Dans le contexte post-révolutionnaire, l’Eglise catholique a été marquée par une opposition massive à tout ce qui n’est pas elle, à tout ce qui n’est pas sa doctrine, sa position.
Pitra, Clef de saint Méliton – apparemment soutient les mêmes positions quant au symbolisme que Guénon. “Le domaine symbolique de Pitra est très étroitement et nettement délimité, c’est la symbolique chrétienne des premiers siècles. Alors que Guénon a une conception, me semble-t-il, infiniment plus générale et extensive de l’univers symbolique.” (p. 445)
Entre Pitra et Guénon il y a une espèce de Zeitgeist, d’air du temps.
Les attaques d’aujourd’hui contre Guénon sont très violents surtout de la part de R.I.S.S., l’abbé Barbier, la Société Augustin Barruel.
Chaque fois quand on a à faire avec des concepts comme «tradition» et «modernité», il faut faire un rapide survol des principales directions sématiques que les mots-support impliquent, il faut aussi apprendre à distinguer entre l’apparition datée d’un mot, et les usages rétroactifs qui en sont faits une fois qu’ils existent et qui sont, eux, quasiment illimités.
Le traditionalisme a été marqué par Maistre, Bonald, Lamennais, Bonnety, Ubaghs etc. La restauration du thomisme dans l’Eglise catholique sera pour une bonne part menée contre le traditionalisme et sa critique de la raison naturelle.
La querelle de la tradition est plus vieille que celle du traditionnalisme. Elle remonte à la Réforme où s’engagent dans des voies divergentes protestantisme (fondé sur sola scriptura) et catholicisme (fondé sur l’Ecriture et la Tradition).
“Aujourd’hui, quand on parle de tradition ou de traditionalisme catholique, que veut-on dire? Il convient d’abord de bien distinguer les deux. La tradition, coextensive à toute l’histoire de l’Eglise depuis sa naissance, est restée le bien commun de tous les catholiques, mais, entre eux, de nombreux désaccords ont cours sur le sens, la portée, l’étendue, le contenu à donner à ce mot. Le traditionalisme, au sens actuel et aujourd’hui usuel, exprime une des interprétations de cette tradition, la famille d’esprits qui entend maintenir l’interprétation de cette tradition intègre au sein de la foi traditionnelle, c’est-à-dire anté-conciliaire, contre toutes les déviations modernistes contenues par Pie X et libérées par Vatican II.” (p. 448)
Les traditionalistes catholiques contemporains luttent sur deux fronts: 1) une hostilité à la pensée symbolique telle qu’elle se développe chez Pitra, ressentie comme un péril pour la pensée scolastique; 2) leur hostilité à l’égard du monde moderne.
“Je suis frappé de voir le retour en force dans la pensée contemporaine de la dimension symbolique. Je suis frappé par ce retour en force du symbolique et, en même temps, par la diversité des gens, des auteurs qui en parlent et la diversité des acceptions données à ce terme. Si symbolique, entre guillemets, fait carrière chez les psychanalystes dans une perspective lacanienne, c’est quelque chose de très peu guénonien, très valable sans doute, mais en tout cas très peu guénonien. Il reste que, si l’on poussait la recherche, on se dirait qu’entre Guénon et Lacan il y a peut-être là aussi un Zeitgeist, cet air du temps lié à un type de refus qui demanderait à être mis à jour, exhumé. De leur côté, les linguistes parlent volontiers de domaine symbolique, d’échanges symboliques. Les ethnologues et les sociologues suivent. Tout un occultisme de pacotille s’en gargarise. Jusque dans le domaine de la pensée religieuse, dans les milieux catholiques, symboliques est aujourd’hui un mot en vogue, qui doit beaucoup au renouveau liturgique après la guerre.” (p. 451)
17 avril 2005
Jean-Pierre Laurant, Entretien avec Emile Poulat, (note de lectura)
Publicat de Radu Iliescu la 9:42 PM
Etichete: Laurant Jean-Pierre, Poulat Emile
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