07 janvier 2006

François Chénique, Révélation primordiale et convergence des traditions dans l’œuvre de René Guénon, (note de lectura)





Publié dans René Guénon (1886-1951). Colloque du Centenaire, Le Cercle de Lumière, 1993.
Même si René Guénon n’a jamais employé l’expression “Unité transcendante des religions”, c’est clair qu’il y croyait. Guénon n’avait qu’une piètre opinion de la religion en général et il préférait parler des “formes traditionnelles” qu’il considérait comme issues de la Tradition ou la Révélation primordiale.

René Guénon et la religion
Dans Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues Guénon limite le phénomène de la « religion » aux trois religions monothéistes: Judaïsme, Christianisme et Islam.
Pour René Guénon une forme traditionnelle devient une religion lorsqu’elle s’extériorise et que l’élément sentimental se mêle à des considérations qui devraient rester purement intellectuelles. Ainsi, la doctrine devient croyance, le moralisme s’infiltre partout et le culte se transforme en rituel sociologique.
Selon Noële Maurice-Denis Boulot: « Il [Guénon – n.n.] gardait, en poursuivant ses investigations dans les milieux maçonniques, une opposition foncière à la religion de son enfance, pour lui synonyme d’étroitesse, d’exotérisme, de théologisme, je veux dire d’une conception des dogmes comme exclusifs des hérésies plutôt que comme lumière de doctrine et de vie spirituelle. Cette lumière, il la cherchait ailleurs. Pour lui, le catholicisme, ce serait désormais une ‘tradition’ respectable, préférable certes, du point de vue social et même intellectuel, au profond désordre moderne, mais aussi une tradition superficielle, ‘incomplète’, et liée au sentimentalisme puéril de la dévotion populaire, au mysticisme des phénomènes. » (p. 172)

René Guénon et la mystique
Guénon a dénié le caractère ésotérique de la mystique, qu’il a limité seulement au catholicisme. Ce qui disqualifie surtout le mystique aux yeux de Guénon, c’est le climat de sentimentalité exacerbée dans lequel elle se développe, tandis que toute voie initiatique suppose une initiation et un travail méthodique sous la direction d’un instructeur compétent.
Toujours Noële Maurice-Denis Boulot: « Dans son esprit, dans son milieu, ces apparitions de la Vierge à toute une classe d’enfants d’une école [à Tilly-sur-Seulles], ces manifestations de dévotion paysanne, c’était là le mysticisme catholique! Par contre, tout ce qui ne venait pas d’un milieu orthodoxe était nécessairement suspect, faux et même diabolique. Les ‘signes’ mis en valeur en chacun des cas apparaissent superficiels, conventionnels, enfantins… Comment reprocher à Guénon sa conception péjorative du mysticisme chrétien? »
La fréquentation du chanoine Gombault, curé de Montliveault, a dû inculquer au Guénon la confusion entre le mysticisme et les phénomènes qui parfois l’accompagnent.

René Guénon et la scolastique
Guénon fait fréquemment allusion à la philosophie scolastique comme ce qui se rapproche le plus des doctrines orientales, mais il déplore les limitations où elle s’est enfermée.
On peut douter le fait que Guénon ait lu les auteurs du moyen âge. « Si R. Guénon avait pu ou voulu lire dans le texte, il aurait vu que saint Thomas avait compris ce qu’Aristote voulait dire par sa formule “l’âme est d’une certaine manière tout ce qu’elle connaît”, et il aurait compris que l’acte d’être, l’actus essendi, n’est pas chez le Docteur angélique une ontologie banale. » (p. 174)
Sur la cessation de l’approche entre Guénon et les milieux néo-thomistes: « R. Guénon perdit sans doute à cette occasion ses derniers espoirs d’une restauration traditionnelle de l’Occident par le Catholicisme romain. Et pourtant, nombre de thèses soutenues par R. Guénon sont plus proches de saint Thomas, de saint Bonaventure et de Duns Scot que le néo-thomisme mâtiné de fausse mystique de Maritain, Lacombe & Co. » (p. 175)

La Sanâtana Dharma
Dharma est mot sanskrit à sens multiples. Si l’on se réfère à son étymologie, la racine Dhr et la racine Dhru qui en est proche signifient quelque chose de fixe, de stable, de permanent. On traduit souvent Dharma par “Loi”, mais il faut alors entendre ce mot au sens de la Thorah biblique, c’est-à-dire comme l’ensemble des principes qui régissent une société, une civilisation et même l’humanité tout entière.
Dans le Bouddhisme, on peut traduire Dharma par “Doctrine sacrée”.
Concernant un être particulier, le Dharma n’est autre que la conformité de cet être à sa nature essentielle. On parle alors de svadharma, ce terme pouvant d’ailleurs s’appliquer à une catégorie d’êtres, à un état d’existence ou à une période temporelle donnée de cet état.
Sanâtana (de sana, “vieux” ou “ancien”) signifie quelque chose qui dure, qui est perpétuel ou sempiternel.

La Philosophia perennis
Ananda K. Coomaraswamy estime que la meilleure traduction de Sanâtana Dharma est l’expression “philosophia perennis”, telle que le moyen âge latin l’entendait.
« Par suite de l’obscuration progressive et de la marche descendante du cycle, le Sanâtana Dharma est devenu caché et inaccessible aux hommes ordinaires; mais il reste la source première et le fond commun de toutes les formes traditionnelles particulières qui en procèdent par des adaptations spéciales à telle ou telle partie de l’humanité selon la diversité des temps et des lieux. Ces adaptations régulières ne sauraient être identifiées au Sanâtana Dharma, bien qu’elles en soient une image plus ou moins voilée et qu’elles constituent un reflet ou “substitut”, car elles permettent à leurs adhérents d’atteindre le Sanâtana Dharma selon leurs capacités particulières. » (p. 176)

La Loi de Manu
« Le Sanâtana Dharma est ce qui subsiste constamment du début à la fin d’un cycle et, selon la tradition hindoue, le cycle qui doit être envisagé ici est un manvantara, c’est-à-dire la durée de manifestation d’une humanité terrestre. Sanâtana revêt alors le sens de “primordial”, car ce qui est véritablement “perpétuel” remonte à l’origine du cycle, et le Sanâtana Dharma reflète, dans les conditions de notre monde, l’éternité et l’immutabilité des principes dont il est issu. » (p. 176)
Pour notre humanité, cette norme ou cette “loi”, qui demeure inchangée durant tout le manvantara, n’est autre que la “Loi de Manu”, la loi formulée par le Manu qui régit le cycle, c’est-à-dire par l’Intelligence cosmique qui y réfléchit la volonté divine et y exprime l’ordre universel.

La Tradition primordiale
La Sanâtana Dharma est la Tradition primordiale qui subsiste continuellement et sans changement à travers tout le manvantara et qui possède ainsi la “perpétuité” cyclique.
Cette notion de Tradition primordiale n’avait rien de choquant pour les catholiques du début du siècle à condition, bien sûr, qu’on fît des religions ‘païennes’ un sous-produit dérivé du Judaïsme primitif.

Le rattachement à la Tradition primordiale
Au départ, toutes les formes traditionnelles régulières sont contenues dans le Sanâtana Dharma et, en sens inverse et complémentaire, toutes ces formes contiennent le Sanâtana Dharma comme ce qu’il y a eu en elles de plus intérieur et de plus central, mais recouvert par des voiles qui sont les différents degrés d’extériorité de ces traditions.
Même la tradition hindue n’est qu’un reflet de Sanâtana Dharma.
Guénon a été scéptique quant aux occidentaux qui se soucient fort peu d’un rattachement régulier et se contentent de faire quelques exercices de “gymnastique yogoïde” assortis de rêveries qui tiennent plus de l’occultisme que de la véritable doctrine métaphysique de l’Inde. Aussi il a jugé avec la même sévérité les réformateurs indiens qui prétendent adapter la tradition hindue aux conditions de la vie moderne, soit dans leur pays, soit dans les pays occidentaux prompts à les accueillir, mais où les adeptes qu’ils font manquent presque toujours des connaissances doctrinales nécessaires et bien souvent d’un discernement spirituel élémentaire.
« Un cas un peu différent est celui des courants “bhaktiques”, ainsi que des initiations tantriques qui font fureur actuellement en Occident. Tout cela mériterait un examen attentif, mais malheureusement les pistes sont brouillées et il est bien difficile à un Occidental de savoir si l’initiation qu’on lui propose est régulière ou si c’est de la pacotille, et, dans le cas d’une transmission sérieuse, de savoir si elle peut ou non être reçue par un non-hindou. » (p. 178)

Le cas particulier du Bouddhisme
« La seule réforme de l’Inde qui s’est répandue dans une grande partie du monde est le Bouddhisme. Il doit à son origine monastique de ne pas tenir compte des castes et de ne pas être exigeant sur la pureté rituelle et la pureté alimentaire, ce qui a facilité son expansion hors des frontières de l’Inde traditionnelle. » (p. 178-179)
Après l’invasion du Tibet par le communisme chinois, les Lamas ont fui vers l’Inde du Nord, certains ont choisi même l’Europe et les Etats-Unis. Ainsi les écoles du Bouddhisme prospèrent en Occident, c’est comme si l’Inde est venue chez les Occidentaux.

Conclusion: le retour au Sanâtana Dharma
René Guénon conçoit les différentes traditions spirituelles de l’humanité comme les branches d’un grand arbre qui s’écartent progressivement du tronc, et il n’en prévoit pas la réunion avant la fin du manvantara. Toutefois, chaque tradition permet à ceux qui en sont capables et qui en font l’effort, de retrouver toujours vivant et actuel le Sanâtana Dharma.

Note: le témoignage de Noële Maurice-Denis Boulet: “L’ésotériste René Guénon. Souvenirs et jugements” a été publié en 1962 dans les numéros 77 à 80 de “La Pensée catholique”. Ce témoignage, jugé trop favorable à R. Guénon, valut à son auteur les remontrances du P. Henri de Lubac.

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