03 janvier 2006

Michel Random, A propos de René Guénon (pages de journal)

Publié dans René Guénon (1886-1951). Colloque du Centenaire, Le Cercle de Lumière, 1993.
Le 21 septembre 1951, à Marseille: « Guénon si sûr et si rigide sur les grandes béquilles de la Tradition. On aimerait lui insuffler un peu de poésie, faire vibrer sa Tradition avec l’âme de tous les mystères, de toutes les ferveurs. Lui rendre l’âme complice et voyageuse. La Tradition n’est autre que le reflet permanent des lois profondes de la vie. C’est la nature même du réel, qui devient la chair des mythes et le chant des bardes, les symboles ne sont pas seulement des figures géométriques, tout symbole, (le triangle, la spirale, le cercle) sont des niveaux de réalité vivants, l’image du monde créé et incréé, et le mouvement de la pensée, celle même qui me pense, n’est autre que la manifestation divine en action dans toute la Manifestation. » (p. 201)
Le 8 décembre 1954, pendant le service militaire: « Je ne sais si Guénon a fait son service militaire, il y aurait vu la démonstration éclatante du nivellement par le bas. Il est certain qu’on ne peut demander à une nation plus qu’elle ne peut offrir, mais que les qualités de chacun soient à ce point ressenties comme des tares, voilà qui laisse rêveur. Il est vrai que d’après Guénon nous sommes dans l’âge de fer du Kali Yuga, mais faut-il pour autant se résigner de ce point de vue? » (p. 203)
Le 5 octobre 1968, à Rome: « Il restera un mystère Guénon: par quel Principe caché peut-il écrire de 23 à 64 ans une œuvre d’un seul souffle? On a beau l’aimer ou le décrier, il reste que toute son œuvre est traversée d’une nécessité impérative de mise en garde. Et lui-même souligne constamment le caractère impersonnel de son œuvre. Il efface l’homme en lui, le maintient dans son secret, autant qu’il peut, comme si ne pouvant éviter d’être vivant et d’agir en tant que tel, il voulait en réduire l’incidence autant qu’il peut, pour se manifester en pur esprit. » (p. 205)
Toujours le 5 octobre 1968: « Guénon vient en effet, dès le début du siècle, nous annoncer que le train court mais que ses gares sont comptées. A la cent huitième gare, le train ira fatalement s’écraser et il n’y aura pas de survivants. Son œuvre cache un terrible avertissement, tempéré par le “si vous ne changez pas…”
Guénon et le Christ ont ceci en commun de venir tous deux chasser les marchands du Temple. Guénon s’attaque lui au Temple des idées, celles des fausses religions et celles provenant de tous les concepts réductionnistes propres à la science et à la philosophie contemporaine. Il avertit: regardez le ciel immense au-dessus de vos têtes, et cessez de jouer avec vos petites idées, car bientôt il sera trop tard, vos petites idées sont la corde qui vous pendra.
Que Guénon vibre d’indignation et commette des lourdeurs de style ou de points de vue, quoi de plus normal. L’idiotie des temps modernes est parfois si hallucinante qu’on ne peut que manifester l’esprit de colère. Il faut retenir ce qui fait la grandeur prophétique de Guénon, le porteur du message et oublier tout le reste. » (p. 206)
Le 5 mars 1986, à Venise: « Utopie ou réalité? L’élite occidentale qui permettrait de sauver l’Occident par un retour à la Tradition, a-t-elle des chances de jamais exister? Un ami japonais me dit qu’il en doute, pour lui l’Occident a perdu son centre, et ne le retrouvera qu’au prix d’un cataclysme. Le Japon sera en partie épargné par la faillite du monde occidental, dans la mesure où il conserve son centre dans la personne de l’Empereur. Une pensée qui n’a plus de centre ne peut comprendre les japonais, dit-il. Le centre est l’axe du vertical et de l’horizontal. L’occident vit à l’horizontale. Il lui manque la dimension essentielle. » (p. 207)
Le 6 juin 1993, à Paris: « Accepter René Guénon signifie avant tout réaliser durant le parcours d’une vie ce qu’il nous apprend de fondamental, c’est-à-dire ce qui coïncide à tous les niveaux physiques, biologiques et métaphysiques avec la nature du Réel. » (p. 210)
Toujours le 6 juin 1993: « Le principal mérite de Guénon aura été d’introduire dans la pensée occidentale le doute fondamental sur l’ensemble de nos certitudes philosophiques et spirituelles, et plus que le doute, la négation même de tout ce qui provient de cette pensée occidentale dont il ne cesse de démontrer et les aberrations et l’aboutissement suicidaire. » (p. 212)
Le 12 juin 1993: « Ce “mini journal” qui s’étend sur 42 ans, illustre ma propre démarche. Guénon est une source à laquelle on se régénère toute une vie. Aujourd’hui plus que jamais nous voyons le désastre des institutions et des intelligences s’accomplir et plus que jamais nous prenons conscience à quel point l’homme de tradition est par essence visionnaire.
Guénon, que nous pouvons lire et relire sans fin, est d’une terrible actualité. S’il a dénoncé le monde matérialiste moderne, si en Don Quichitte il enfourche son destrier vengeur, dénonçant les manipulations occultes et les bas-fonds de la pensée moderne, il donne aussi la vision d’une métaphysique pure, d’une pensée libérée des contingences. Peut-être est-ce une intelligence de l’Atlantide réincarnée à travers les millénaires. Il apparaît sur la scène d’un monde croulant pour faire un certain travail, nous préparer au pire et au meilleur.
Le pire réside dans toutes les violations de notre temps contre la nature du réel, contre celle de l’esprit et contre le sacré. Guénon regarde avec une infinie tristesse cet homme occidental se détruire dans le mécanisme d'un aveuglement que rien ne parvient à modifier. Mais s’il est vrai que tout est écrit, et qu’au terme d’un cycle, nous vivions l’âge de fer, celui du chaos final, pouvons-nous y remédier?
Le salut vient de notre conscience et de notre courage individuel. Cette remise au feu est un processus karmique. L’homme est fragile, mais la nature a le temps. L’Histoire peut connaître des retournements insoupçonnés. Guénon n’est pas l’unique porte-parole d’une Intelligence qui veut peut-être notre salut. Mais dans ce grand Tribunal des Sages, il est l’unique procureur à charge et à décharge. Caché, dans son être le plus secret, Guénon est un visionnaire de l’amour. L’amour de cet homme, qui malgré tout est d’essence divine et qui peut se régénèrer et se sauver, s’il le veut, avant que Dieu et le destin ne lui arrachent la peau. » (p. 212-213)

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